CHAPITRE V. L'ANATHÈME PORTÉ CONTRE LA VOLUPTÉ NE CONDAMNE POINT LE MARIAGE.
6. De là je conclus l'erreur profonde de ceux qui voudraient faire retomber sur le mariage lui-même le blâme et la condamnation que mérite la passion charnelle, comme si cette passion avait pour principe le mariage lui-même, et, non pas exclusivement le péché. Ces premiers époux dont Dieu a béni l'union par ces paroles : « Croissez et multipliez vous1», n'étaient-ils pas nus, et cependant ils ne rougissaient pas de leur état? D'où vient donc cette confusion qui les saisit à la vue de leurs membres, aussitôt après le péché, si ce n'est de ce mouvement honteux que le mariage lui-même n'aurait pas connu sans le péché ? Avec certains ignorants quine comprennent pas ce qu'ils lisent, dira-t-on que nos premiers parents étaient sortis aveugles des mains du Créateur, comme les petits chiens sortent du ventre de leur mère ? Dira-t-on, ce qui serait plus absurde encore, que le premier homme et la première femme ont trouvé la vue en péchant, comme les petits chiens en grandissant? De telles absurdités se réfutent d'elles-mêmes, quoique on ait voulu leur donner pour appui ces paroles de l'Ecriture : « La femme prit du fruit, en mangea, en donna à son mari qui en mangea également, et leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent leur nudité2 ». Et sur ces paroles, des hommes peu intelligents concluent que nos premiers parents avaient nécessairement les yeux fermés, puisque l'Ecriture nous apprend qu'ils les ouvrirent après la manducation du fruit défendu. Agar, la servante de Sara, avait-elle donc aussi les yeux fermés, puisque nous lisons que, touchée de la soif et des larmes de son fils, elle ouvrit les yeux et aperçut une source3? De même, après la résurrection du Sauveur, les deux disciples qui se rendaient à Emmaüs marchaient donc les yeux fermés, puisque nous lisons dans l'Ecriture que « leurs yeux s’ouvrirent à la fraction du pain, et qu'ils reconnurent Jésus-Christ? » Oui, sans doute, il est dit de nos premiers parents que leurs yeux s'ouvrirent; mais ces paroles signifient uniquement que leur attention fut appelée et attirée sur quelque chose de nouveau qui se passait dans leur corps, tandis que jusqu'alors tous leurs membres leur étaient parfaitement soumis, quoiqu'ils eussent pleine et entière connaissance de leur nudité. Si leurs yeux n'avaient pas été ouverts, comment donc Adam aurait-il pu donner un nom particulier à chacune des espèces des animaux et des oiseaux? Ce nom ne prouve-t-il pas qu'il les distinguait parfaitement ? et pouvait-il les distinguer s'il ne les voyait pas ? Comment enfin peut-il être dit que la femme lui fut montrée, et qu'il s'écria: « C'est là l'os de mes os et la chair de ma chair4? » Supposons même que l'on pousse la chicane jusqu'à soutenir que ce n'est point par la vue, mais par le toucher qu'Adam distinguait les objets placés devant lui; comment alors l'Écriture peut-elle nous dire que la femme vit l'arbre sur lequel elle devait cueillir le fruit défendu, et qu'elle le trouva charmant à la vue5 ? Si donc « ils étaient nus et n'en rougissaient pas6 », ce n'est point parce qu'ils ne voyaient pas, mais parce que rien dans leurs membres qu'ils voyaient ne leur faisait éprouver d'impression dont ils eussent à rougir. On ne dit pas : « Ils étaient nus tous deux », et ils ignoraient, mais : « Ils ne rougissaient pas ». Comme ils n'avaient encore transgressé aucune défense, aucune honte ne s'était fait sentir dans leur corps.