28.
« Vous vous étonnez », dites-vous, « qu'un excellent génie comme le mien », je vous sais gré de cette ironie, « n'ait pas vu que je mets entre vos mains.contre moi une arme redoutable, quand j'affirme que tels péchés sont vaincus par tels autres péchés ». Vous concluez.immédiatement: « Donc, animé de ce zèle de la sainteté, auquel Dieu donne le secours de sa grâce, l'homme peut très-facilement vivre exempt de péchés. En effet», dites-vous, « si tels péchés sont vaincus par tels autres péchés, combien plus les péchés peuvent-ils être vaincus par les vertus? » Mais nous ne nions aucunement que le secours de Dieu possède assez de puissance, s'il le voulait, pour que, à l'instant même, nous soyons entièrement dépouillés de cette concupiscence mauvaise contre laquelle nous combattons même victorieusement; et cependant, vous en convenez vous-même, cette faveur ne nous est point accordée. Pourquoi ce bonheur nous est-il refusé? Qui donc connaît les secrets de Dieu1 ? Ce que je sais, et je l'affirme en toute assurance, c'est que la justice de Dieu est sans iniquité, et sa toute-puissance sans faiblesse. Si donc, pendant que nous vivons dans cette chair mortelle, nous portons en nous-mêmes la cause d'une lutte continuelle, croyons que c'est Dieu qui l'a ainsi voulu dans ses décrets mystérieux ; c'est lui qui veut que nous ayons toujours à dire : « Pardonnez-nous nos offenses[^2] ». Mais vous parlant d'homme à homme, et sous le poids de cet habitacle terrestre qui comprime l'essort de notre esprit2, je proclamerai devant vous que, parmi les natures créées, c'est l'âme raisonnable qui occupe sans conteste le premier rang. De là vient que l'âme bonne se complaît en elle-même et s'aime d'un tout autre amour qu'elle n'aime les créatures inférieures. Or, c'est là pour elle le grand danger; n'est-il pas à craindre qu'elle ne se gonfle sous le souffle perfide de l'orgueil, tant qu'il ne lui est pas encore donné de voir ce bien suprême et immuable, qu'elle ne contemplera qu'après la mort? si elle le voyait maintenant, elle n'éprouverait pour elle-même que le plus profond mépris; elle cesserait de s'avilir par son amour personnel et exagéré, et se sentirait si vivement saisie de l'esprit de Dieu, que ce Dieu deviendrait l'objet de toutes les préférences, non-seulement de sa raison, mais encore de son amour. Un tel sujet exigerait d'immenses. développements. Comme il les sent avec délices, celui qui, pressé par la faim, rentre en lui-même et s'écrie : « Je me lèverai et j'irai à mon père3 !» Nous savons que ce mal de l'orgueil ne pourra plus nous tenter et nous faire la guerre quand il nous sera donné de. nous rassasier de la vue de Dieu, quand nous serons tout embrasés de l'amour du bien suprême ; alors du moins, nous ne pourrons plus nous complaire en nous-mêmes, et.déchoir de cette charité dont nous serons inondés. N'est-ce donc pas pour empêcher l'orgueil de nous séduire, que nous sommes condamnés, dans ce séjour de faiblesse, à vivre dans le besoin d'une rémission quotidienne de nos péchés? C'est ce mal de l'orgueil qui forçait l'Apôtre à se défier de son propre jugement; parce qu'il n'était point encore arrivé à la participation de ce bien suprême, et qu'il restait exposé aux atteintes de l'orgueil, l'ange de Satan lui fut donné pour le souffleter, et le tenir sans cesse sous l'impression de son propre néant4.
[^2]. Matt. VI, 12.