69.
Il est vrai qu'un certain nombre d'auteurs, qui du reste ne sont pas à mépriser, prétendent qu'avant le péché nos premiers parents n'avaient nullement besoin de nourriture matérielle, et ne goûtaient d'autre aliment que ceux dont se nourrit le coeur des sages. Toutefois, j'embrasse de préférence l'opinion de ceux qui prennent dans leur sens littéral et matériel les paroles de l'Ecriture. « Dieu les créa homme et femme, et les bénit en disant : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre » ; comment, disent-ils, ne pas voir dans ce texte la distinction des sexes? «Dieu dit encore : Voici que je vous ai donné toutes les plantes capables de porter sentence, et tous les arbres portant des fruits; ils vous serviront de nourriture à vous, à tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel et à tous les reptiles qui jouissent de la vie; toutes les herbes sont pour votre nourriture1 ». D'après eux-mêmes auteurs dont je suis la doctrine, ces paroles signifient que l'homme, comme les autres animaux, avait besoin d'aliments corporels pour sustenter son corps, sous une forme immortelle; l'arbre de vie, dont il avait la jouissance, devait l'empêcher de vieillir et de marcher vers la mort. D'un autre côté, je n'ai aucune raison de croire que dans ce lieu de félicité parfaite la chair ait convoité contre l'esprit et l'esprit contre la chair, et que l'homme ait dû vivre dans un état de lutte et d'agitation intérieure. Encore moins pourrais-je admettre que l'esprit ne répugnait aucunement aux désirs charnels, et accomplissait servilement tout ce que la passion pouvait lui suggérer. J'en conclus, ou bien que la concupiscence charnelle n'existait pas et qu'il y avait alors un mode de vivre en vertu duquel, sans aucun mouvement d'une passion quelconque, les membres devaient recevoir tout ce qui leur était nécessaire pour remplir leurs fonctions. La terre n'engendre-t-elle pas elle-même les fruits qu'elle doit produire, bien qu'elle ne soit susceptible d'aucune passion, et que les mains du laboureur doivent lui confier la semence dont elle a besoin pour ne pas rester stérile? Ou bien, pour ne pas trop paraître blesser ceux qui se font, pour et contre tout, les défenseurs de la volupté du corps, on pourrait admettre que, si les sens éprouvaient quelque passion, cette passion restait entièrement soumise à l'empire de la volonté raisonnable, et ne se manifestait que dans le cas où elle était nécessaire soit à la santé du corps, soit à la multiplication de l'espèce. Quelque grande qu'elle eût été, elle n'aurait pas détourné l'esprit de l'amour des pensées surnaturelles; elle n'aurait soulevé aucun mouvement superflu ou importun ; elle n'aurait servi qu'à faire le bien, et rien ne se serait fait pour elfe.
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Gen. I, 27-30. ↩