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Jul. Au reste, quand en emploie un mot dans un sens que personne ne lui connaît, et que l'intelligence de la phrase tout entière dépend du sens que l'auditeur attachera à ce mot; on commet une faute grave, si on laisse de côté le mot propre qui pouvait très-facilement être employé, pour faire usage d'une catachrèse tout à fait inusitée. Lors donc qu'il s'agit de la procréation d'un être humain, comme personne ne doute que tout enfant ait deux parents, et que d'ailleurs ce fait n'a pas besoin d'être affirmé; mon langage ne sera nullement obscur, si je dis que tel homme a été engendré d'un seul : ma parole ne persuadera à personne que cet homme a pu naître soit sans père, soit sans mère.
Aug. Oui certes, tout enfant a deux parents mais la naissance de tout enfant s'est opérée par le concours d'un homme qui a engendré (dans le sens propre du mot) et d'une femme qui a enfanté ensuite. Par où l'on voit suffisamment à qui il faut attribuer l'action principale ou du moins )'action première dans l'oeuvre de la génération. Cesse donc toi-même de chercher à obscurcir par ton verbiage également ténébreux et futil, des choses qui sont manifestes comme l'évidence. Quel homme s'est jamais exprimé ainsi : Un tel a été engendré d'un seul homme ? puisque ces expressions éveillent uniquement la pensée du père dans l'esprit de l'auditeur, et qu'un enfant n'est jamais engendré (dans le sens propre du mot) que par un seul père. Mais-on dit très-souvent et avec raison, que deux enfants, ou un plus grand nombre, ont été engendrés d'un seul homme, parce qu'on pourrait croire que tous ces enfants ne sont point nés d'un seul père. Quand on doit, au contraire, éveiller dans l'esprit de l'auditeur la pensée du père et de la mère, peut-on sans trahir la vérité dire que tel enfant est né d'urne seule personne? Parce qu'il est manifeste que deux personnes se sont promenées ou qu'elles ont fait ensemble quelque autre chose, pourras-tu sans mentir attribuer à une seule personne cette promenade ou cette action quelconque, sous prétexte que l'une ou l'autre de celles-ci a été accomplie manifestement par deux personnes ? Ton mensonge ne serait-il pas d'autant plus impudent que la réalité contraire serait plus évidente? A la vérité, on se sert quelquefois, par une locution métaphorique, du nombre singulier au lieu du nombre pluriel ; par exemple, en parlant des plaies dont l'Egypte fut frappée, on dit la grenouille, la sauterelle., au nombre singulier[^1], quoiqu'il y ait eu une multitude de l'une et de l'autre espèce; mais si l'on disait: une seule grenouille, une seule sauterelle, qui pourrait douter que ce ne fût un mensonge d'autant plus inexcusable que la réalité contraire serait plus manifeste ? Cesse donc de vendre cette fumée à des hommes complètement étrangers à ces sortes de raisonnements, et interprète cette maxime : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme », non pas coin me tu l'as fait jusqu'à présent, mais dans un sens conforme à la pensée de l'Apôtre. Le péché, en effet, est entré dans le monde par un seul homme, non pas en ce sens que cet homme a donné le premier exemple du péché (autrement saint Paul aurait dit: Par une seule femme) ; mais en ce sens qu'il a eu la première part dans l'oeuvre de la génération, puisque l'action de l'homme fut antérieure à la conception qui s'opéra dans le sein de la femme, et que celle-ci enfanta ce qui avait été auparavant engendré par celui-là : c'est ainsi qu'il est dit dans l'Ecriture : « Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob», et cette expression est employée de même pour toutes les générations suivantes; l'Evangéliste ne dit pas : Abraham et Sarra engendrèrent Isaac ; Isaac et Rébecca engendrèrent Jacob : et quand il se voit obligé de parler des mères, il ne dit pas non plus Juda et Thamar engendrèrent Pharès et Zara, mais il dit : « Juda engendra de Thamar[^2] » ; et partout où il ajoute le nom de la mère, il attribue constamment la génération au père; il ne dit pas: Un tel et une telle engendrèrent un tel ; mais : Un tel engendra un tel d'une telle; d'où tu dois conclure que si l'Ecriture dit qu'une multitude innombrable a été engendrée d'Abraham seul, c'est en ce sens qu'Abraham seul a engendré de Safra cette multitude. Ainsi, quand l'Apôtre a dit : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme », il a voulu désigner par ces paroles le commencement de la génération qui est l'oeuvre de l'homme, et non pas le premier exemple d'un péché commis par une créature humaine ; car cet exemple est entré dans le monde plutôt par une seule femme que par un seul homme.
Ps. LXXVII, 45, 46; CIV, 31.
Matt. I, 2, 3.
