48.
Jul. Le péché mérite à la fois l'exécration des âmes honnêtes et une condamnation légitime de la part de cette justice qui fait tout le sujet de la présente discussion. Ecarte donc enfin tous les voiles, et dis-nous clairement les raisons sur lesquelles tu établis l'existence du péché naturel. Certes, nous n'avons rien avancé de faux ci-dessus, soit en faisant l'éloge de la justice divine, soit en définissant la nature du péché. Montre donc comment ces deux choses peuvent coexister dans les enfants : s'il n'y a aucun péché sans le concours de la volonté, s'il n'y a pas de volonté sans une liberté parvenue à son entier développement, s'il n'y a pas de liberté sans la faculté de faire un choix raisonnable, par quel prodige monstrueux le péché se trouve-t-il dans les enfants qui n'ont pas l'usage de la raison ? S'ils n'ont pas l'usage de la raison, ils n'ont donc pas la faculté de choisir, et par là même ils n'ont pas de volonté: et, ces vérités étant reconnues par toi-même tout à fait incontestables, il s'ensuit qu'ils n'ont absolument aucun péché. Voyons donc à quels moyens tu as eu recours pour échapper à la force irrésistible de ces raisons. « Les enfants», dis-tu, « ne sont pas coupables d'un péché personnel, mais ils sont coupables du péché d'un autre ». On ne voit pas encore en quoi consistent tes sentiments pervers. Nous soupçonnons que tu as parlé ainsi pour satisfaire un sentiment de haine contre quelque homme dont tu as voulu peindre l'injustice à la manière des orateurs Carthaginois. Quand est-ce donc que l'innocence et l'intégrité d'un homme se sont trouvées flétries par le crime d'un autre homme? S'est-il jamais rencontré parmi les barbares un scélérat assez stupide, assez impudent, assez ennemi de Dieu et de l'équité, pour prononcer une sentence de culpabilité dans de pareilles circonstances? Mais plutôt nous devons ici les plus grands éloges à ton habileté : tes connaissances se révèlent ici dans toute leur étendue et dans toute leur profondeur; tu as voulu nous représenter je ne sais quel juge, ou plutôt un tyran qui méritât la haine du genre humain, et pour le peindre de la manière la plus saisissante, il n'y avait pas de meilleur moyen que d'affirmer avec serment que ce juge a refusé le pardon non-seulement à ceux qui n'avaient commis aucun péché, mais même à ceux qui n'avaient pas eu le pouvoir d'en commettre. Car, malgré l'intégrité de sa conscience, un homme dont l'esprit est naturellement porté à la défiance , s'inquiète quand il se voit obligé de se défendre; il craint d'avoir peut-être commis une faute, par la raison seule qu'il a pu la commettre ; mais on n'a absolument rien à craindre d'une accusation, quand on se voit défendu par l'impossibilité même où on a été de faire ce qui est l'objet de cette accusation. Révèle donc le nom de ce juge qui condamne des innocents. Tu as répondu que c'est Dieu, et cette parole est descendue jusque dans les dernières profondeurs de nos âmes; mais comme l'esprit peut à peine s'arrêter à un pareil blasphème, nous nous demandons encore ce que tu as voulu dire.
Nous savons en effet que ce nom peut être employé dans des sens différents : « Car il y a beaucoup de dieux et beaucoup de seigneurs; mais, pour nous, nous n'avons qu'un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses, et qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses existent[^1] ». Quel est donc le Dieu contre qui tu portes cette accusation? Ici, ô prêtre très-religieux et rhéteur très-docte , tu exhales quelque chose de plus infect et de plus pernicieux que le souffle de la vallée d'Amsaint[^2] ou du puits de l'Averne, ou plutôt l'impiété de ton tan, gage l'emporte sur les sacrilèges mêmes que le culte des idoles avait fait commettre en ces lieux. Ce Dieu, dis-tu, qui fait éclater son amour pour nous[^3], qui nous a aimés et qui n'a point épargné son Fils, mais qui l'a livré pour nous[^4], c'est lui-même qui juge ainsi, c'est lui-même qui persécute les enfants dès leur naissance, c'est lui-même qui, par sa volonté mauvaise, livre aux flammes éternelles des enfants qu'il sait bien n'avoir pu faire aucun acte de volonté bonne ou mauvaise. Après une maxime aussi barbare, aussi impie, aussi pernicieuse, si nous avions pour juger des hommes intègres, je devrais me contenter, pour toute réponse, de livrer ton nom à l'exécration qu'il mérite. Je pourrais avec justice et pour d'excellentes raisons, te considérer comme ne méritant pas que l'on discute avec toi, puisque tu es assez ennemi de la religion, de la science et enfin du sens commun, pour croire que ton Seigneur est un scélérat: une telle pensée entrerait à peine dans l'esprit de l'homme le plus barbare.
Aug. Tu vois que les enfants n'ont pas une volonté personnelle pour choisir soit le bien, soit le mal : ce n'est pas là une merveille. Je voudrais que tu puisses voir aussi ce que voyait l'auteur de l'épître aux Hébreux, quand il écrivait : Lévi, fils d'Israël, était dans son père Abraham quand celui-ci paya la dîme, et par là même il paya la dîme, lui aussi, dans' la personne d'Abraham[^5]. Si tu considérais les choses avec un esprit chrétien, tu verrais par la foi, supposé que ton intelligence ne s'élevât pas jusque-là, tu verrais que dans les reins d'Adam se trouvaient tous ceux qui devaient naître de lui par la concupiscence de la chair ; concupiscence dont le premier homme, après le péché par lequel sa propre nudité lui fut révélée, ne put ressentir l'aiguillon ni contempler les horribles ravages sans rougir et sans se couvrir. C'est pour cela qu'Ambroise, mon docteur, dont l'éloge a été fait par ton propre docteur, s'est exprimé en ces termes : « Ce qui est encore plus grave, Adam eut recours à ce vain subterfuge dans le lieu même où il aurait dû plutôt se ceindre du fruit de la chasteté. Car, on dit que dans les reins où nous nous ceignons, se trouvent certaines semences servant à la génération. Et par là même une ceinture de feuilles inutiles servait mal à Adam, en qui elle couvrait, non pas le fruit à venir d'une génération future, mais certains péchés[^6] ». Il dit encore avec raison ce que j'ai rapporté tout à l'heure : « Adam a existé, et nous avons tous existé en lui; Adam a péri, et tous ont péri en lui ». Voilà ce que tu ne vois pas, et, par suite de cet aveuglement, tu me dis des injures ; ruais tout ce que tu dis contre moi, tu le dis nécessairement contre lui. Fasse le ciel que je partage un jour sa récompense comme je partage avec lui les injures que tu nous adresses. Pourquoi t'écrier : « Si nous étions jugés par des hommes de bonne foi, je devrais me contenter, pour toute réponse, de vouer ton nom à l'exécration qu'il mérite ». Puis-je être à ton égard plus obligeant, plus généreux, plus libéral que de prendre pour juge entre nous un homme à qui Pélage, ton docteur a donné les éloges que nous connaissons? Voici celui qui a brillé parmi les écrivains de la langue latine comme une fleur d'une beauté resplendissante, et dont les ennemis mêmes n'ont osé attaquer ni la foi ni le sens exquis dans l'interprétation des Ecritures :
tel est le jugement que Pélage a porté sur Ambroise[^7]. Comment donc Ambroise a-t-il jugé la question qui est agitée entre nous? J'ai rapporté ci-dessus les paroles de ce docteur relatives au péché originel; elles ne sont ni obscures ni équivoques, mais si elles ne suffisent pas, écoute encore : « Nous naissons tous», dit-il, « dans l'état du péché, nous dont l'origine même est souillée[^8] ». Comment réponds-tu à cela? Pélage a rendu à Ambroise le témoignage éclatant que je viens de rapporter ; voici maintenant une déclaration manifeste d'Ambroise, qui me donne gain de cause contre toi : attaque donc celui de qui ton maître a déclaré que personne, même parmi ses ennemis, n'a osé l'attaquer; et toi qui cherches des juges sensés, nie que celui-ci doive être considéré comme tel, afin de montrer combien tu es toi-même insensé. Mais, ô homme profondément pieux , tu t'irrites quand on dit que les enfants qui n'ont pas reçu une seconde naissance et qui meurent avant d'avoir pu faire usage de leur libre arbitre, sont condamnés pour un péché d'autrui, par celui qui nous a donné les témoignages les plus sensibles de son amour, par celui qui nous a aimés et qui n'a pas épargné son Fils, mais qui l'a livré pour nous: comme si les hommes dont l'ignorance et la stupidité ressemblent à ton ignorance et à ta stupidité, n'adressaient pas à Dieu des reproches plus graves encore, quand ils disent : Pourquoi crée-t-il ceux qu'il a prévu devoir vivre dans l'impiété et mourir en état de damnation? Pourquoi, s'il est vrai qu'il aime les âmes, qu'il nous a donné les témoignages les plus sensibles de sa charité envers nous, et que, bien loin d'épargner son Fils, il l'a livré pour nous tous, pourquoi les fait-il vivre jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à une impiété qui mérite la damnation, ceux qu'il pourrait enlever de ce monde avant qu'ils soient parvenus à ce degré d'impiété? Quand on lui répond : « O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu[^9] ? Ses jugements sont impénétrables[^10] », il s'irrite au lieu de s'adoucir. Mais le Seigneur connaît ceux qui sont à lui Si donc tu désires avoir des juges sensés, écoute ces paroles d'un homme dont l'intelligence élevée a reçu de ton propre docteur les éloges les plus flatteurs : « Adam a existé », dit-il, « et nous avons tous existé en lui; Adam a péri, et tous ont péri en lui ». Mais, diras-tu, tous assurément n'ont pas dû périr pour les péchés d'un autre. — Tous ont péri pour les péchés d'un autre, parce que cet autre étant notre père à tous, ses péchés se trouvent être, par suite du droit de paternité et de procréation, nos propres péchés. Quel est celui qui délivre de cette perdition, sinon celui qui est venu chercher ce qui avait péri[^11]? Quand donc il délivre les uns, bénissons sa miséricorde; si au contraire il ne délivre pas les autres, reconnaissons un de ses jugements les plus mystérieux, il est vrai, mais sans aucun doute conforme à la plus rigoureuse justice.
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I Cor. VIII, 5, 6.
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Virg. Enéid., liv. VII, v. 563, 570.
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Rom. V, 8.
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Id. VIII, 32.
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Hébr. VII, 9, 10.
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Du Paradis, ch. XIII.
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Pélage. Du Libre Arbitre, liv. III.
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Ambr. De la Pénitence, liv. I, ch. II ou III.
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Rom. IX, 20. — 4. Id. XI, 33.
. II Tim. II, 19.
. Luc, XIX, 10.