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Jul. C'est pourquoi je conjecture et je déclare librement que, si quelqu'un de ces illustres docteurs vivait encore de nos jours et qu'il vit la discipline chrétienne privée de son antique splendeur et indignement foulée aux pieds; s'il voyait la volonté créée libre par Dieu, oisive dans tous.les hommes; s'il voyait ceux-ci affectant d'imputer à la nécessité toutes les actions qu'ils commettent volontairement et librement; s'il voyait enfin les oeuvres de Dieu devenues des objets de mépris, et le renversement de la loi divine prêché aux peuples sous le nom de grâce inefficace; sans aucun doute il s'élèverait contre vous de toute l'ardeur et de toute l'énergie de son âme ; puis, considérant qu'il n'est pas possible d'établir une distinction entre la doctrine du péché naturel et la doctrine impie de Manès, après avoir d'abord corrigé ou condamné vos erreurs, il défendrait la foi catholique en des termes plus précis et avec plus de circonspection.
Aug. Pourquoi donc corrigeraient-ils tout d'abord nos erreurs sans corriger les leurs en même temps? Où est ce que tu nous avais promis de citer et de déclarer librement? Manifestement ta jactance n'est pas libre, ou la liberté n'est plus qu'un vain mot tu as craint de dire que si Ambroise vivait encore de nos jours, dès qu'il vous aurait entendus, il réformerait d'abord son propre enseignement et ensuite le nôtre; mais en ta qualité d'homme libre; bien que tu n'aies pas osé exprimer cette pensée, tu as voulu cependant la faire naître dans l'esprit du lecteur. Voilà jusqu'à quel point nous avons progressé dans ces derniers jours : si Ambroise vivait encore en ce moment, il apprendrait qu'il a été manichéen, et dès qu'il aurait entendu Julien, ou Célestins, ou Pélage, il comprendrait qu'au lieu -de persévérer longtemps dans cette doctrine impie et pestilentielle, il doit se soumettre à vos prescriptions et accepter avec reconnaissance vos remèdes et vos soins. Quel spectacle se présente ici à l'esprit de tout homme qui sait penser et réfléchir? combien il serait singulier de voir Ambroise se tenant debout, ou, avec la permission de son maître, assis devant Pélage et apprenant l'existence d'un paradis nouveau, rempli des calamités de ce siècle auxquelles nous voyons les petits enfants assujettis; d'un paradis où, alors même que personne n'aurait commis le péché, une loi fatale voudrait que la chair convoitât contre l'esprit, et, de peur que celui-ci ne fût entraîné par celle-là à des crimes honteux et abominables, que l'esprit convoitât à son tour contre la chair : l'habitude porterait encore Ambroise à dire que cet état de discorde et de lutte intérieure est devenu la condition naturelle des hommes par suite de la prévarication du premier homme[^1]; mais, grâce à vos leçons, il n'oserait plus tenir un pareil langage? Il faudrait aussi que dans un paradis de ce genre les femmes enceintes fussent assujetties à des langueurs, qu'elles éprouvassent des défaillances, des ennuis insupportables, et que leur délivrance ne pût s'accomplir sans des gémissements et sans des cris atroces; il faudrait que les hommes apportassent en naissant diverses infirmités spirituelles ou corporelles, qu'un petit nombre plus heureusement doués sous le rapport de l'intelligence, apprissent les lettres avec moins de difficulté, mais au prix d'un travail et de fatigues réelles; que les autres moins heureusement doués reçurent des coups de férule plus ou moins abondants à proportion de la lenteur plus ou moins grande de leur intelligence, et cela sous peine de demeurer dans une ignorance et une incapacité perpétuelles; que les insensés fussent nourris comme des objets de compassion ou de dérision, sans qu'on pût les confier à aucun maître ; que les petits enfants, avant même qu'ils pussent vouloir ou accomplir aucun mal, fussent éprouvés par des maladies, en proie aux souffrances les plus douloureuses , guéris par des remèdes d'une amertume intolérable, il faudrait enfin qu'ils fussent agités par des démons ou que l'excès même de leurs souffrances leur fît rendre le dernier soupir. Si cependant Ambroise refusait de croire à la vérité de cet horrible tableau; s'il répondait que, supposé que.personne n'eût commis le péché, tous ces maux n'auraient point dû exister dans ce séjour d'une félicité incomparable, puisque, même après que celui-ci eut été souillé parle péché, ils ne purent y pénétrer, et que ceux par la prévarication de qui ils s'étaient déchaînés sur la terre en furent chassés impitoyablement; s'il ajoutait que par là même tous ces maux viennent de la condition déplorable à laquelle les mortels se trouvent assujettis et qui n'aurait jamais dû être connue , si le péché très-grave du premier homme, altérant et flétrissant la nature humaine, n'avait attiré sur toute la suite des générations ce déluge de calamités aussi nombreuses et aussi multipliées qu'elles sont effroyables en elles-mêmes; car ceux mêmes qui ont participé au bienfait de la rédemption et qui ont déjà reçu le gage de leur salut éternel, né sont pas pour cela affranchis de ces maux, mais ils en seront affranchis seulement lorsqu'ils sortiront de ce monde. Si, dis-je, Ambroise faisait une réponse de ce genre, vos syllogismes brillants lui interdiraient de tenir un pareil langage, de peur qu'après avoir ainsi blâmé la concupiscence de là chair et admis l'existence du péché originel, il ne se trouvât amené logiquement à condamner le mariage, à nier le libre arbitre, à blâmer les oeuvres de Dieu, et, sous prétexte d'établir l'efficacité de la grâce, à renverser complètement l'édifice de la loi. Non assurément, la logique ne lui imposerait pas ces conclusions, mille fois non. Rougissez, ou plutôt ayez horreur de vous arrêter à de telles pensées. Mais je vais plus loin. Si ce grand homme vivait encore aujourd'hui, il vous résisterait avec beaucoup plus de force et d'autorité que nous pour défendre la foi catholique et pour démontrer que la grâce de Dieu ne porte aucune atteinte à l'intégrité de sa justice; avec beaucoup plus de force et d'autorité que nous ne pouvons le faire, il vous prouverait que les déductions logiques dont vous parlez ne sont rien moins que des déductions logiques; que l'on peut vivre honnêtement, non pas en niant ou en louant la concupiscence mauvaise, mais en la réprimant ; que l'on n'accuse point l'Auteur de la nature, quand on représente comme devant être guérie par lui , cette même nature qui a bien pu être viciée, mais qui n'a pas pu être créée par son ennemi; que l'on ne condamne point le mariage, ni les époux qui usent honnêtement d'une convoitise honteuse en elle-même ; que l'on ne supprime point le libre arbitre, mais que l'on fait voir à qui nous sommes redevables de la liberté que nous avons de faire le bien ; il vous prouverait enfin que la grâce ne détruit point la loi, mais qu'elle en procure l'accomplissement. Voilà ce que cet illustre docteur vous démontrerait avec une éloquence admirable, et, sous vos yeux impudents, il pulvériserait la peinture que nous avons faite tout à l'heure de votre paradis; peinture dont tous les traits, vous ne pouvez le nier, sont empruntés à votre erreur, et qui est pour tous les hommes ou un objet de risée ou un objet d'horreur, suivant qu'on la considère comme le fruit d'une rêverie in4e usée ou d'un délire furieux.
- Liv. VII sur saint Luc, XII.
