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Jul. Il y a entre ces deux propositions une connexion tellement étroite qu'il faut ou bien les repousser l'une et l'autre, ou bien les admettre toutes deux en même temps; quoiqu'on puisse les rejeter toutes deux à la fois, il n'appartient cependant à personne de choisir l'une des deux en repoussant l'autre; toute la différence que l'on peut établir entre elles, consiste à dire qu'il serait plus facile d'attaquer l'oeuvre de la chair à cause des unions illicites auxquelles donne lieu parfois la dépravation de la volonté; il serait plus facile, dis-je, d'attaquer l'œuvre de la chair tout en prenant la défense des fruits produits par elle, que de la justifier après avoir accusé ces mêmes fruits. C'est donc vainement que ton coeur partagé entre la crainte des hommes et l'amour de ton impiété, cherche à faire paraître ton esprit flottant et incertain : tu ne réussiras point par ce moyen à créer de nouvelles règles de dialectique, ni à t'arroger le droit de choisir entre deux propositions absolument inséparables, de telle sorte qu'il te soit permis d'en repousser une après avoir accepté l'autre. On verra les cerfs légers paître dans les airs[^1], avant qu'il soit possible de nier la conséquence logique d'un principe admis. L'apôtre saint Paul s'appuyait sur cette règle inflexible, quand il disait: « Si les morts ne ressuscitent point, Jésus-Christ non plus n'est pas ressuscité. Si Jésus-Christ n'est pas ressuscité, votre foi est donc vaine[^2] ». Mais il est certain que Jésus-Christ est ressuscité : donc il est certain aussi qu'un jour doit venir où les morts ressusciteront. Un exemple servira à rendre notre raisonnement plus sensible et à le mieux graver dans l'esprit du lecteur je suppose que nous discutons sur la question de savoir si la justice est un bien ; je te demanderai d'abord si tu reconnais que tout ce qui est juste est honnête. Ce premier point une fois acquis, je te demanderai en outre si, suivant toi, tout ce qui est honnête est bon en même temps. Sur ta réponse affirmative, je conclurai, que tu le veuilles ou non : Puisque tout ce qui est juste est honnête; puisque tout ce qui est honnête est bon ; donc tout ce qui est juste est bon. Quiconque, après avoir accepté les deux prémisses, voudra repousser cette conséquence, bien loin d'ébranler véritablement l'édifice de lai raison, ne réussira qu'à devenir lui-même un objet de raillerie. Rapprochons maintenant cet exemple de l'objet même de notre discussion, qui est de savoir s'il existe un péché dans la nature. Je t'ai demandé si tu m'accordais qu'aucun péché n'existe sans le concours de la volonté ; tu as répondu affirmativement, comme tes expressions en font foi. Je t'ai demandé ensuite si tu pensais que les petits enfants fussent capables de faire des actes de volonté ; tu as répondu que ce pouvoir ne leur appartient pas. Si donc aucun péché n'existe sans un acte de la volonté, ne s'ensuit-il pas nécessairement qu'aucun péché n'existe dans les petits enfants, ou si l'on veut, dans la nature? Cette troisième proposition est, comme conséquence des deux premières, tellement incontestable qu'elle ne pourrait être révoquée en doute même par les académiciens dont la maxime principale consiste à dire qu'il n'y a rien de certain. C'est pourquoi, toi qui après avoir admis les deux premières propositions, rejettes cette troisième bien qu'elle ne soit pas autre chose que la conséquence des deux premières; tu ne réussiras pas à détruire les fondements de la raison, mais seulement à donner des preuves non équivoques de la fureur qui t'agite.
Aug. En vérité, es-tu assez insensé pour te persuader qu'aucun péché n'existe dans la nature, tandis que réellement aucun péché ne saurait exister ailleurs que dans une nature ? Car le péché existe nécessairement ou bien dans un ange, ou bien dans un homme; or, sans aucun doute, un ange et un homme sont des natures; si donc le péché n'existait ni dans l'une, ni dans l'autre de ces natures, par là même il n'existerait nulle part. Quand tu as posé la question de savoir s'il existe un péché dans la nature, tu n'avais d'autre but que de parvenir à trancher cette question d'une manière négative : si la vanité ne te rend pas complètement aveugle, tu dois comprendre maintenant combien ton dessein était vain, et combien vainement tu as posé cette question. Voici que je détruis les fondements de ta raison, laquelle n'est pas une raison véritable : et cependant je ne dorme pas pour cela, comme tu me le reproches avec autant de violence que d'injustice, je ne donne pas des preuves non équivoques de la fureur qui m'agite, mais seulement de l'erreur dont tu te rends la victime volontaire. En effet, après t'avoir accordé les deux propositions mises en avant par toi à titre de prémisses, je nie la troisième parce qu'elle n'est point, comme tu le crois, la conséquence logique de ces deux premières. Je t'ai accordé qu'il n'existe aucun péché sans le concours de la volonté, en ce sens qu'aucun péché ne peut être commis sans un acte de la volonté. Mais on peut en un autre sens dire avec non moins de raison, que le péché existe sans le concours de la volonté, parce que le péché subsiste aussi longtemps qu'il n'est point remis, alors même que l'acte de volonté par lequel il a été commis n'est plus qu'un souvenir historique. Pareillement, je t'accorde que le péché n'existe point sans le concours de la volonté, en ce sens que le péché originel lui-même n'a pas été commis sans un acte de la volonté de celui en qui la source de la vie a été corrompue. C'est pourquoi je puis bien d'autre part aussi t'accorder que la volonté de commettre le péché n'existe point dans le petit enfant, sans être obligé de reconnaître comme une conséquence de ces prémisses, cette troisième proposition : Le péché n'existe donc point dans le petit enfant. Pour que cette dernière proposition fût une déduction rigoureuse des deux premières, il faudrait qu'après avoir reconnu qu'aucun péché n'existe sans le concours de la volonté, je reconnusse également qu'aucun homme n'est coupable de péché sans un acte de sa volonté personnelle. Ainsi, le petit enfant est sans doute incapable de faire aucun acte de volonté peccamineux; mais pour qu'il fût exempt de péché, il faudrait qu'il n'eût point contracté la souillure transmise par celui qui a commis le péché volontairement. On peut établir un raisonnement analogue au sujet de la naissance même de l'homme : si tu disais : La naissance d'aucun homme ne s'accomplit sans un acte de volonté; je pourrais, non sans raison, t'accorder cette proposition; mais si tu disais : La naissance d'aucun homme ne s'accomplit sans un acte de la volonté personnelle de cet homme ; il ne me serait plus possible d'accepter ta proposition. Ainsi, puisqu'il s'agit ici du péché des petits enfants, le péché originel dont ils sont coupables n'a pu être commis, de même que leur naissance n'a pu s'accomplir, sans un acte de volonté, mais non pas sans un acte de leur volonté propre.
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Virgile, Eglogue I, vers 59.
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I Cor. XV, 16.