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Jul. Mais poursuivons l'examen de ton livre. Vainement tu affirmes que tu n'attribues point au démon les corps, mais seulement le péché : cette affirmation n'est pas autre chose qu'une allégation mensongère à l'aide de laquelle tu prétends seulement., ainsi que nous l'avons déjà montré bien des fois, échapper à l'odieux qui s'attache au nom de partisan de Manès, sans cesser pour cela de répandre le poison du manichéisme. Il est manifeste comme la lumière que tu attribues réellement au prince des ténèbres la propriété des corps, puisque tu proclames l'union des corps une oeuvre diabolique; puisque tu condamnes à la fois les mouvements de la chair, les organes et les fruits de la génération. Comme ton premier maître, tu accuses ouvertement, non pas les vices, mais les membres de la chair : car, tu qualifies de diaboliques les mêmes flammes que Manès s'indigne de voir s'allumer dans les organes charnels, ainsi que je l'ai fait voir par la teneur de ses paroles. Et pour résumer cette argumentation en deux mots, de telle sorte qu'elle se grave plus facilement dans l'esprit du lecteur : ou bien prouve que les petits enfants sont capables de faire des actes de volonté , ou bien déclare-les exempts de toute faute. Tant que tu n'auras pas fait l'un ou l'autre, tuais que tu affirmeras seulement que les enfants sont soumis à la puissance du démon par le fait même qu'ils naissent de l'union des corps; tu prouveras que tu attribues à la puissance ennemie, non point le péché qui ne saurait exister sans un acte de volonté, mais les corps eux-mêmes. Ainsi, cette passion que nous voyons régner à la fois sur les hommes et sur les animaux, est une passion naturelle, dont les flammes ont été allumées par Dieu : celle au contraire qui trouble et qui égare ton esprit dans cette discussion, celle qui lui fait embrasser tour à tour les maximes les plus diverses et les plus opposées; celle-là, dis-je, a son principe et sa cause première dans la sottise et la folie non moins que dans l'impiété. Nous ne faisons donc aucune injure à Ambroise, quand nous le séparons de votre cohorte; et malgré le désir que tu aurais de nous voir commettre une pareille énormité, nous ne l'avons point encore qualifié de disciple de Manès.
Aug. C'est bien en vain que tu t'es fatigué pour arriver, après des détours longs et tortueux, après tous les circuits que la ruse et la fourberie peuvent inspirer, à cette conclusion fausse et ridicule : « Nous ne faisons aucune injure à Ambroise quand nous le séparons de votre cohorte, et nous ne le qualifions point de disciple de Manès ». Si tu ne lui donnes point cette qualification, tu ne dois point me la donner non plus . si au contraire tu crois devoir me la donner, tu es obligé de la donner aussi, non-seulement à Ambroise, mais à tous ces grands et illustres docteurs de l'Eglise qui, au sujet du péché originel, ont enseigné, sans aucune obscurité comme sans aucune équivoque de langage, les mêmes maximes pour lesquelles tu me déclares manichéen, ainsi que je l'ai démontré suffisamment dans le premier et le second des six livres que j'ai publiés contre tes quatre livres. Mais, certes, si Ambroise vivait encore aujourd'hui, il serait accablé et comme atterré par la force toute-puissante de ta dialectique : reconnaissant la fausseté de ses premiers enseignements parla fausseté des conséquences qui en découlent naturellement, il n'oserait plus désormais soutenir que les enfants nés de l'union des sexes ne sont point exempts de péché; il craindrait, en s'exprimant ainsi, d'assujettir ces enfants à la puissance du démon : et, grâce à tes leçons, il cesserait alors d'être manichéen. Oh ! combien il a perdu de n'avoir pu les entendre, tes leçons précieuses ! — Mais, puisque tu me déclares manichéen parce que j'enseigne cette doctrine, Ambroise, lui aussi, l'ayant embrassée et enseignée jusqu'à son dernier jour, il s'ensuit nécessairement et sans aucune objection possible de ta part, qu'il est mort disciple et partisan de Manès. Tu dois donc, non point le défendre, car cela n'est plus en ton pouvoir, mais seulement regretter qu'il ne te soit plus possible de l'instruire: si tu avais pu le faire, si tu avais pu partes leçons corriger et réformer ses erreurs, sans aucun doute il aurait interdit de faire, dans l'église qu'il gouvernait, des exorcismes et des insufflations sur les petits enfants immédiatement avant de les baptiser; il n'aurait point souffert qu'en outrageant ainsi ces innocentes images de Dieu, libres de tout assujettissement vis-à-vis du démon (tu l'affirmes du moins), on fît à Dieu lui-même une injure aussi grave et aussi solennelle : et cependant si Ambroise avait porté cette défense, il aurait été, comme vous, exclu de l'Église catholique. Cette réformation prétendue ne serait pas autre chose en effet qu'une déception et une tromperie. A Dieu ne plaise que ce grand homme s'élevât avec vous contre sa mère l'Église catholique : on le verrait au contraire lutter contre vous avec un courage indomptable pour la défendre. Comment donc as-tu pensé devoir, dans cette circonstance, séparer ma cause de la sienne? Je soutiens que, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union corporelle de l'homme et de la femme, nul n'est exempt du péché, comme Ambroise le soutient lui-même; et cependant je ne prétends pas pour cela que le démon soit l'auteur des corps, parce que Ambroise ne le prétend pas non plus : nous réprouvons tous deux le vice de la nature, mais tous deux aussi nous vénérons l'auteur de la nature. Si, parce que j'affirme que la concupiscence qui fait naître dans la chair des désirs opposés à ceux de l'esprit, est devenue la condition naturelle de l'homme par suite de là prévarication du premier homme; si, dis-je, parce que je soutiens cette maxime, il s'ensuit que j'accuse, non pas. le vice, « mais les membres »; Ambroise est, sous ce rapport, tout aussi coupable que moi : si, au contraire, il s'ensuit seulement que autre est l'origine du vice et autre l'origine des membres, Ambroise et moi nous sommes également à l'abri de tout reproche. Ni l'un ni l'autre nous n'avons jamais enseigné que les enfants soient au moment de leur naissance capables de faire des actes de volonté personnelle : et cependant nous soutenons l'un et l'autre que, par un effet de la volonté prévaricatrice du premier homme, le vice de la concupiscence a flétri la nature humaine de telle sorte que tout homme engendré par le moyen de l'union des sexes contracte le péché originel. D'où il suit que, par rapport aux hommes qui, ayant été engendrés une première fois, n'ont pas encore été régénérés, tous deux nous les déclarons assujettis à la puissance ennemie, non pas à cause de la substance même de leur corps qui a été créée par Dieu, mais à cause du péché qui est entré par un seul homme, qui a passé ensuite par tous les hommes et dont le démon est l'auteur. Quelle est donc ton audace et ton impudence, de venir, malgré le témoignage contraire de ta propre conscience, nous affirmer que tu défends et que tu justifies les paroles d'Ambroise et des autres docteurs qui ont enseigné la même doctrine que lui? Qui serait assez aveugle pour ne pas voir que tu les attaques, ces paroles, tandis que moi-même je les défends; que tu les flétris, tandis que je les justifie ? C'est Ambroise qui a dit en parlant de Jésus-Christ : « En tant qu'homme, il a été assujetti à toute sorte d'épreuves ; il a essuyé tous les genres de tribulations à cause de la ressemblance qu'il avait avec les autres hommes : mais parce que sa naissance était l'oeuvre de l'Esprit, il a été exempt de tout péché; car tout homme est menteur, et personne n'est exempt de péché si ce n'est Dieu seul. » — « Il demeure donc établi », ajoute-t-il, « que parmi ceux qui naissent de l'homme et de la femme, en d'autres termes, parmi ceux dont la naissance est le fruit de l'union des corps, nul ne doit être considéré comme exempt de péché : et quiconque est exempt de péché n'a point été engendré de cette manière[^1] ». Tu déclares ce langage contraire à la vérité et conforme à la doctrine abominable de Manès : donc tu censures et flétris les paroles d'Ambroise. Moi, au contraire, je proclame ce langage parfaitement conforme à la vérité et je prouve, comme je l'ai déjà fait, que non-seulement il n'a rien de commun avec le langage de Manès, mais qu'il y est directement opposé : c'est donc moi en réalité qui défends les paroles d'Ambroise et qui les justifie contre tes accusations odieuses et infâmes. Vous voyez vous-mêmes si ce grand docteur est de notre côté , ou du vôtre ; mais parce que vous redoutez les sévères censures des hommes qui lui ont voué une affection filiale, vous vous efforcez de couvrir d'un nom hypocrite et plus que menteur les accusations horribles que vous êtes convaincus de faire peser sur sa mémoire.
- Sur Isaïe.