15.
Julien. Mais qui pourrait ne pas rire en voyant cette, preuve que tu as apportée ensuite en faveur de votre thèse ? « On pourrait », dis-tu, « à l'aide de ces paroles mêmes de l'Apôtre, réfuter celui qui a trop de pudeur pour oser nommer la volupté charnelle, mais qui n'en a pas assez pour craindre de s'en faire le panégyriste. L'exemple des semences que les laboureurs jettent dans les champs suffirait pour le confondre et le a réduire au silence. Pourquoi, en effet, ne croirions-nous pas que Dieu a pu, dans le séjour heureux du paradis, accorder à l'homme par rapport à sa propre semence, ce que nous voyons qu'il a accordé aux laboureurs par rapport à la semence du blé? pourquoi ne lui aurait-il pas accordé de semer celle-là comme nous voyons semer l'autre chaque jour, c'est-à-dire sans aucun mouvement de convoitise honteuse[^1]? » O orateur aussi pudique que tu es harangueur impudent, avec quelle grâce charmante tu exécutes des mouvements que les plus habiles chorégraphes n'enseignent point ! Combien ta voix est ravissante lorsque tu récites les vers des poètes de carrefour ! Mais voici ce qu'il .y a de plus délicieux: Si Adam n'avait point commis le péché, la femme aurait pu être fécondée de la même manière que la terre. On verrait peut-être des épis d'enfants éclore des différentes jointures des membres ainsi que des ouvertures imperceptibles désignées par les médecins sous le nom de pores ; telle personne, par exemple, serait au comble de la joie parce que sa race se multiplierait chaque jour indéfiniment et que des enfants pulluleraient sur toute la surface de son corps comme une sueur précieuse. Seulement si quelques-uns s'échappaient par les yeux, la mère se trouverait par le fait même privée de l'usage de la lumière ; et si des bataillons tout armés s'avisaient de sortir ensuite du globe même de la prunelle, on peut croire que la pauvre aveugle ne laisserait pas de maudire un peu son triste sort. Il ne devrait pas non plus être difficile de mettre à mort cette race, je ne dirai pas ainsi engendrée, mais ainsi transpirée; et si la doctrine manichéenne était vraie, nous verrions, comme dans l'histoire des Myrmidons, une race d'hommes pullulant comme la vermine ou comme les virus syphilitiques. De plus, ce genre de procréation s'accomplirait dans la personne de la femme exclusivement : quelle part donc l'homme pourrait il y avoir ? Il apporterait sans doute, non pas le concours de ses membres, mais le concours des ferrements qu'il aurait préparés à cet effet ; et, à la place des organes charnels dont il serait dépourvu, il ferait usage de socs et de hoyaux. Grâces donc et grâces abondantes soient rendues aux premiers auteurs du genre humain, dont l'erreur a mis fin aux tourments qui venaient troubler ainsi la félicité dont ils jouissaient dans leur condition primitive, d'ailleurs si heureuse. L'oeuvre de la procréation, à laquelle I'homme a aujourd'hui une si grande part, s'accomplit d'une manière beaucoup plus douce pour la femme, puisque ni le soc ne vient creuser des sillons à la surface de son corps, ni elle ne voit des essaims d'enfants éclore de. chacun de ses membres. Que la face des Manichéens sait couverte d'ignominie et qu'ils cherchent votre nom, Seigneur ! Ils s'attaquent à des innocents, ils s'attaquent à Dieu même, et ils nous présentent ensuite ces accusations monstrueuses comme des arguments sans réplique, comme des témoignages irréfragables en faveur de leur doctrine sacrilège ! Pourquoi, s'écrie Augustin, pourquoi ne croirions-nous pas que la nature a pu être créée dans une condition différente de celle où nous la voyons aujourd'hui? Comme s'il s'agissait de savoir ce que Dieu aurait pu faire, et non pas ce qu'il a fait réellement. S'il est permis de pousser la fureur de critiquer jusqu'à dire, par le fait même qu'une chose aurait pu être faite autrement qu'elle ne l'est, on doit la considérer comme n'étant pas bonne en soi, il ne nous reste donc plus qu'à ajouter : Puisque Dieu aurait pu donner deux têtes aux mortels et qu'il ne leur en a donné qu'une seule en réalité, il s'ensuit qu'on doit les considérer comme mauvais, ainsi que tous les animaux dont le corps est supporté par des pieds. Les hommes, en effet, auraient pu être formés avec une tête à chaque extrémité de leurs corps : pareils à certains vermisseaux dont la tête se trouve partagée naturellement en deux parts enveloppant les entrailles, de telle sorte que leur corps présente une épaule à chaque extrémité et paraît se terminer au milieu. Si l'on veut s'arrêter à des plaisanteries aussi stupides, quel terme pourra-t-on assigner au délire de la pensée et à l'extravagance du raisonnement ? Dieu donc aurait pu établir que les hommes seraient, comme les fleurs, produits par la terre : certes, je suis loin de contester que Dieu ait eu ce pouvoir ; mais il s'agit de savoir ce que Dieu a fait réellement, non point ce qu'il aurait pu faire ; or, il a voulu que les hommes naquissent de l'union des sexes. La question qui s'agite entre nous est une question de fait, non pas une question de pouvoir. Mais il faut être en proie à un véritable sentiment de fureur pour dire Ce qui existe est mauvais, puisque Dieu aurait pu le faire exister d'une autre manière: parler ainsi, c'est donner à Dieu des louanges qui équivalent à un blâme odieux et sacrilège, c'est exalter sa toute-puissance au détriment de sa sagesse. Non-seulement on ne loue pas Dieu, mais on l'outrage grandement, quand on lui attribue une puissance d'autant plus grande qu'on abaisse davantage sa prudence, quand on dit qu'il aurait bien pu, mais qu'il n'a pas su vouloir. Supposer que la sagesse de Dieu a été en défaut, c'est nier par le fait même que sa puissance soit infinie: il n'est pas tout-puissant, s'il n'a pas le pouvoir d'établir un ordre parfait dans tout ce qu'il accomplit. Ou plutôt, si la sublimité de sa sagesse n'est pas au-dessus de toute comparaison, sa divinité n'a plus aucun droit à nos hommages et à nos adorations-. une telle supposition étant ce qu'il y a de plus odieux et de plus impie, il ne reste plus qu'à admettre la doctrine opposée à celle de la transmission du péché par le sang. Dieu ayant fait toutes choses excellemment bonnes, on ne réussira jamais à prouver qu'une seule des créatures sorties de ses mains aurait pu, sans rien perdre du caractère distinctif de son espèce, être formée d'une manière plus convenable ou plus raisonnable. Un être doué à la fois d'une sagesse et d'une puissance infinies ne saurait évidemment créer des choses qu'un faible mortel pourrait ensuite et à bon droit déclarer défectueuses. C'est pourquoi, tout ce qui dans une créature quelconque appartient à la nature même de cette créature, a été fait avec une perfection telle que prétendre y introduire une réforme ou une amélioration, ce serait faire un acte également insensé et criminel. Il y a, par exemple, entre la nature du cheval et la nature du boeuf comparées l'une à l'autre, une différence incontestable; et cependant elles sont, chacune en son genre, tellement parfaites, il règne entre les différentes parties qui les composent une harmonie telle que ni le cheval ni le boeuf n'ont ni dû ni pu être formés autrement que nous les voyons. On pourrait en dire autant de tout ce qui nage, de tout ce qui rampe, de tout ce qui marche, de tout ce qui vole, enfin de tout ce qui vit au ciel ou dans les airs : on ne prouvera jamais que la nature d'un être quelconque aurait pu être formée d'une manière plus parfaite, eu égard à l'espèce à laquelle il devait appartenir, de même aussi l'homme, que nous avons déjà désigné en parlant d tout ce qui marche, l'homme a reçu un nature tellement parfaite sous tous les rapports, qu'il n'est pas possible à qui que ce soit d'en concevoir une meilleure : grâce à la sagesse de son auteur, il y a dans son corps des endroits honorables et des endroits honteux, pour lui apprendre que la crainte et la confiance doivent être ses compagnes assidues: il paraîtrait difforme si son corps était voilé entièrement ; et il fût devenu négligeant, et paresseux, s'il lui avait été permis de demeurer nu constamment et complètement. D'où il suit que les organes de la génération` dans l'un et l'autre sexe, leur conformation tant intérieure qu'extérieure et la volupté dont ils sont comme le foyer, toutes ces choses sont telles absolument qu'elles devaient être, Qu'il nous soit donc permis d'exhorter les Manichéens â cesser de déverser leurs blâmes sur les oeuvres de la divine sagesse et à' s'efforcer plutôt de corriger la perversité de leurs propres opinions. Car, par rapport à la question qui s'agite entre nous, il importe, peu de savoir si les hommes auraient dû accomplir l'oeuvre de la génération d'une manière différente de celle qui leur est aujourd'hui commune avec tous les animaux ; et s'il est une chose au-dessus de toute contestation, c'est que ces mêmes hommes n'ont pu être formés d'une manière plus parfaite qu'ils ne le sont,la raison aussi bien que l'Ecriture proclamant d'une voix unanime que Dieu a fait toutes choses non-seulement bonnes, mais excellemment bonnes[^2]. La doctrine manichéenne donc se trouve ruinée par ce seul argument, de même que par tous les autres développés dans le cours de cet ouvrage. Nous reconnaissons sans doute que dans un temps à venir les corps des bienheureux seront plus glorieux et délivrés des nécessités auxquelles ils sont assujettis présentement. Mais c'est là encore un ordre établi par Dieu avec une justice et une sagesse infinies : il n'a point voulu que la nature prévint en aucune manière l'état de la récompense, mais il a voulu que la condition de l'homme sur la terre fût comme un premier degré où il serait abandonné à lui-même et à ses forces naturelles, de telle sorte qu'on le verrait, suivant l'usage qu'il ferait de son libre arbitre, ou bien s'avancer vers l'abîme des châtiments éternels, ou bien s'élever par des efforts constants, et en suivant la voie tracée par Dieu lui-même, vers le faîte de la gloire et le centre de toute félicité.
Augustin. Assurément, ô Julien, tu as pensé que les hommes ne liraient point mes oeuvres et les tiennes; tu as écrit seulement pour des lecteurs qui, ignorant ou feignant d'ignorer les maximes contenues dans mes ouvrages, s'occuperaient uniquement de lire et d'étudier celles renfermées dans les tiens, sans jamais prendre souci d'établir entre les unes et les autres aucun rapprochement, aucune comparaison; tu as supposé que tes lecteurs ne m'attribueraient jamais un enseignement différent de celui qu'ils t'auraient vu m'attribuer dans tes écrits. Et voilà précisément pourquoi, après avoir cité ce passage de mon livre : « Pourquoi ne croirions-nous pas que Dieu a pu, dans le séjour heureux du paradis, accorder à l'homme par rapport à sa propre semence ce que nous voyons qu'il a accordé aux laboureurs par rapport à la semence du blé ; pourquoi ne lui aurait-il pas accordé de semer la première comme la seconde, sans aucun mouvement de convoitise honteuse? » Sous prétexte de répondre à ces paroles que je n'ai aucune raison de répudier, tu as cédé à ton amour habituel du verbiage interminable, à ta passion pour la phraséologie également creuse et pompeuse, jusqu'à déclarer triomphalement que, suivant moi, « si Adam n'avait point commis le péché, la femme aurait pu être fécondée de la même manière que la terre; on aurait vu peut-être des épis d'enfants éclore des différentes jointures ou articulations des membres, ainsi que des ouvertures imperceptibles désignées par les médecins sous le nom de pores ; telle personne, par exemple, aurait été au comble de la joie en voyant sa race se multiplier indéfiniment et des enfants pulluler sur toute la surface de son corps comme une sueur précieuse », et d'autres choses que je ire me sens pas la force de rappeler ici, quoique tu n'aies pas rougi, toi, de les développer longuement. «L'homme, as-tu dit entre autres propos, apporterait non pas le concours de ses membres, mais le concours des ferrements qu'il aurait préparés à cet effet ; à la place des organes charnels dont il serait dépourvu, il ferait usage du soc et du hoyau ». Certes, à moins qu'ils n'aient tout à fait perdu le sens humain, les lecteurs désintéressés, et avec eux tes amis les plus dévoués, ne peuvent s'empêcher de rougir pour toi. Y a-t-il donc dans mon livre une seule parole autorisant des plaisanteries de ce genre, et si tu as omis soigneusement de rapporter le passage auquel tu as fait allusion, n'était-ce pas uniquement afin de te réserver un champ plus libre pour te livrer à tous les mouvements extravagants que peut Inspirer un délire furieux? J'ai dit, moi, que l'homme a pu être semé par le moyen des membres charnels obéissant fidèlement au premier signe de la volonté ; toi, au contraire, feignant d'ignorer que j'ai parlé des organes charnels, tu présentes aux regards stupéfaits de tes lecteurs une femme sur le corps de laquelle pullulent comme une sueur ou comme une vermine précieuse des enfants sans nombre; et ces enfants sortent non-seulement par les jointures des membres et par les ouvertures imperceptibles appelées pores, mais ils sortent des yeux mêmes de leur mère qui devient aveugle par le fait seul de leur naissance. Tu as omis, dis-je, de parler des organes charnels, pour faire entendre que, suivant nous, si Adam n'avait point commis le péché, les hommes auraient été privés de ces organes, et surtout afin d'aiguiser ce trait non pas précisément d'une finesse merveilleuse, mais d'une puérilité plus que ridicule: « Le mari, privé des membres génitaux, aurait fait usage de socs et de hoyaux pour rendre son épouse féconde ». Est-ce que le débat qui s'agite entre nous a pour objet le nombre et la forme des membres; et ne me suis-je pas borné à établir que ceux-ci, créés pour servir à la génération, auraient pu, sans aucun détriment pour leur intégrité naturelle, demeurer exempts de tout mouvement déréglé et remplir leur office en obéissant exclusivement aux ordres de la volonté? Mais tu n'as eu garde de citer loyalement ce passage; tu aurais craint, en rapportant toutes mes paroles, de t'imposer silence à toi-même ; tu aurais craint de priver tes lecteurs du plaisir de savourer ces ironies savantes, j'allais dire ces peintures vraiment niaises, où tu nous représentes des enfants pullulant comme une vermine précieuse sur toute la surface du corps, et des agriculteurs d'un nouveau genre se servant de ferrements fabriqués par eux pour rendre leurs épouses fécondes. Aussi tu n'as pas cru devoir faire la plus légère allusion à ce que j'ai dit des douleurs de celles qui enfantent, dans l'endroit même que tu avais soi-disant entrepris de réfuter. En effet, supposer que les femmes deviennent mères sans éprouver les tortures de l'enfantement, ce n'est pas affirmer par là même qu'elles sont dépourvues d'organes génitaux, mais seulement qu'elles sont exemptes de toute souffrance expiatoire. Or les divines Ecritures ( c'est là un fait incontestable aux yeux de tous ceux qui les lisent) attestent que la femme a été assujettie à ce genre de souffrances par suite du péché d'Eve[^3]. Mais tu as mieux aimé passer cette doctrine sous silence que de l'attaquer en face : tu as pressenti sans doute que l'on pourrait te faire cette réponse. Les époux auraient pu, dans cet heureux séjour du paradis, accomplir l'oeuvre de la procréation en dehors de tout mouvement charnel violent et sans rien perdre de la force et de l'intégrité de leurs organes sexuels ; de même que les femmes auraient pu y enfanter sans douleur et sans gémissement et en conservant l'intégrité pleine et entière de leurs organes génitaux. Mais plutôt que de refuser, par un reste de pudeur quelconque, le droit de cité à votre honteuse et ignoble cliente dans ce séjour d'une félicité incomparable, vous aimez mieux y placer avec elle non-seulement les tortures et les gémissements qui accompagnent l'enfantement, mais les autres douleurs et tous les soucis aux quels sont assujettis les mortels, je ne dis pas dès qu'ils commencent à faire usage de leur libre arbitre, mais dès le jour où ils sortent du sein de leur mère. Et cependant toi-même, après avoir nié ainsi que cet enchaînement de misères et de douleurs dont la mort est comme le dernier anneau, soit devenu la condition naturelle de l'homme par l'effet du péché, tu ne refuses pas de reconnaître que, par l'effet du bon usage que nous aurons fait de notre volonté, cette condition malheureuse sera transformée en un état de gloire et d'immortalité bienheureuse. Les enfants, vous ne pouvez pas le nier, parviennent à cette gloire, à cette félicité suprême, non point par le mérite de leur volonté personnelle, mais par le mérite d'une volonté étrangère ; et néanmoins vous refusez d'admettre qu'ils aient été précipités dans cet abîme de misères que nous connaissons en punition d'une faute commise par une volonté étrangère, ou du moins par la volonté de celui dont le sang devait leur être transmis.
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Du Mariage et de la Concupiscence, liv. II, n. 29.
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Gen. I, 31; Eccli. XXXIX, 2.
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Gen. III, 16.