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Julien. Mais posons-lui une question plus nette et plus succincte : Quand l'apôtre saint Paul parlait de l'usage naturel de la femme, penses-tu qu'il voulait par cette expression désigner à la fois la possibilité et l'honnêteté, ou seulement la possibilité de l'acte charnel ? En d'autres termes, voulait-il par le mot de naturel nous faire envisager l'acte charnel en tant qu'il peut et doit être accompli ? Si tu réponds que, dans la pensée de l'Apôtre, il s'agissait d'un acte charnel qui peut, mais qui ne doit pas être accompli, tel que celui qui est commis par les personnes adultères, il s'ensuivra qu'on ne doit point considérer comme des crimes contre nature les actions les plus infâmes qui se commettent au moyen d'organes et de membres naturels. Si, au contraire, grâce à l'effroi que pourra t'inspirer une pareille conclusion, tu reconnais, comme c'est en effet la vérité, que l'Apôtre a appelé usage naturel l'acte qui s'accomplit en vue de procréer des enfants, parce qu'un tel acte est entièrement conforme à la constitution et au voeu de la nature humaine, soit qu'il s'accomplisse avec une femme unique, soit qu'il s'accomplisse avec plusieurs femmes, suivant la diversité des temps et des concessions de la loi divine : si, dis-je, nous obtenons de toi cet aveu, tu nous accorderas aussi que ton argumentation ne repose plus sur aucun fondement, et que sous le nom d'usage naturel le bienheureux Paul a entendu désigner, non pas la fornication, ainsi que tu l'avais pensé, mais l'union du corps honnête et légitime toutes les fois qu'elle s'accomplit en vue de procréer des enfants. Nous justifions donc, nous, d'une manière générale ce que Manès condamnait d'une manière générale. Tu dis, toi, que l'union des sexes à laquelle préside la volupté est à la fois l'oeuvre du démon, la cause du péché originel et la source d'où tous les crimes découlent fatalement; et par là tu condamnes la nature elle-même : la logique ne nous obligeait-elle pas à invoquer le témoignage du Maître des Gentils pour défendre d'une manière générale et proclamer oeuvre de Dieu tout ce qui dans la nature était flétri par toi du nom de mal naturel ? Voilà comment, pour faire justice de tes argumentations insensées, nous avons été amenés à démontrer que ce qui était qualifié par toi d'oeuvre diabolique dans tes ouvrages est en réalité d'institution naturelle. C'est en effet, pour tout dialecticien sérieux, une règle inviolable de défendre en particulier ce qui est accusé en particulier et de justifier d'une manière générale ce qui est accusé d'une manière générale. Il l'avait parfaitement compris ce Manès qui était bien supérieur à toi par le génie, sinon par la perversité : aussi il attribue au démon toutes les substances corporelles sans exception; toi, au contraire, tu lui attribues non pas toutes les substances, mais la meilleure partie des substances corporelles, ainsi que nous l'avons démontré dans un livre précédent. La vérité donc a triomphé par le secours des saints livres : l'Apôtre, qualifiant l'oeuvre conjugale du nom de naturelle et attribuant par là même l'institution de cette oeuvre à Dieu, auteur de la nature, a renversé vos échafaudages sans consistance et fait une justice éclatante de cette affirmation ou plutôt de ce blasphème, qu'une telle oeuvre est peccamineuse en soi, et non point naturelle.
Augustin. Nous avons déjà suffisamment expliqué ci-dessus en quel sens l'Apôtre a employé le mot d'usage naturel de la femme; nous avons établi, en nous appuyant sur le contexte, que dans sa pensée ces mots désignaient l'acte qui s'accomplit à l'aide des organes de l'un et de l'autre sexe, destinés à la propagation de l'espèce humaine; ils s'appliquent à la fois à l'oeuvre charnelle telle qu'elle aurait pu s'accomplir dans le paradis, c'est-à-dire en dehors de toute convoitise mauvaise, soit que la concupiscence n'existât en aucune manière, soit que ses mouvements fussent toujours subordonnés aux libres déterminations de la volonté; et à cette oeuvre telle qu'elle s'accomplit aujourd'hui, tantôt d'une manière licite, comme lorsque les époux usent honnêtement de leur corps bon en soi et de la convoitise mauvaise; tantôt d'une manière illicite, lorsque ces époux, se livrant à l'adultère, font un usage mauvais de ce corps et de cette convoitise; cette oeuvre s'accomplissant toujours à l'aide des organes que l'on désigne sous le nom propre de nature. Il n'y a donc pas lieu de nous poser une question tout à fait nette et succincte, pour me servir de tes propres expressions, et de me demander si, par le mot d'usage naturel, l'Apôtre voulait nous faire envisager l'acte charnel en tant qu'il peut et doit être accompli, ou seulement en tant qu'il peut, mais ne doit pas être accompli. Quanti il s'exprimait ainsi, saint Paul n'avait en vue ni la licité, ni la non-licité de l'acte charnel, mais il voulait seulement désigner les organes génito-naturels de l'un et de l'autre sexe; en d'autres termes, les organes qui ont été créés pour la propagation de la nature humaine. Qui donc ignore que l'usage licite de la femme est un acte qui peut et qui doit s'accomplir, tandis que l'usage illicite est un acte qui peut, mais qui ne doit pas s'accomplir; et que, dans les deux cas, l'acte est naturel en ce sens qu'i s'accomplit à l'aide des organes génitaux de l'un et de l'autre sexe, créés pour servir à la propagation de la nature humaine ? Trêve d'équivoques et de subterfuges, assez de ce verbiage pompeux dont ta vanité peut bien se repaître, mais qui ne saurait servir d'aliment aux intelligences sérieuses. La convoitise des animaux n'est point un vice, parce que chez eux la chair ne convoite point contre l'esprit. Si Manès avait été capable de faire cette distinction, il n'aurait point attribué à un autre qu'au Dieu véritable la formation des animaux et n'aurait point enseigné qu'il y a dans l'homme une partie essentiellement vicieuse. Pour toi, aussi longtemps que tu ne reconnaîtras pas et que, avec Ambroise et les autres catholiques, tu n'enseigneras pas comme une chose absolument certaine que la lutte entre la chair et l'esprit est devenue notre état naturel par suite de la prévarication du premier homme[^1] , quelques anathèmes que tu paraisses lancer contre les Manichéens, tu demeureras incontestablement leur fauteur abominable; en qualifiant obstinément de bon ce que la vérité déclare être mauvais et en niant que ce mal soit une suite de la dépravation de notre nature viciée parle péché, tu autoriseras Manès à introduire une nature étrangère mélangée à la nôtre.
- Ambroise, liv. VII sur saint Luc, XII, 53.