11.
Julien. Vous n'en êtes pas moins rivés aux Manichéens : ceux-ci par leur profession de foi, et vous, par vos raisonnements, soutenez que la nature du premier homme était mauvaise, ce qui est un dogme plein d'inepties et de faussetés, comme le prouve l'exemple d'Abel (pour prendre le premier exemple de justice après Adam , et laisser de côté des légions d'hommes sanctifiés), d'Abel qui, né de parents pécheurs, montra par l'amour même de la vertu, que la force de vivre saintement ne lui manquait point. Toutefois, laissons de côté tous ces exemples, pour serrer de plus près les opinions de la gent Traducienne. Quel était donc, selon toi, le libre arbitre, qui fut, comme tu le confesses, conféré au premier homme ? C'était assurément l'alternative dans les mouvements de son âme, le pouvoir de faire le mal ou d'éviter le mal, d'apostasier ou de pratiquer la vertu. Donc il n'aurait existé aucune volonté de pécher, s'il n'y eût eu tout d'abord puissance de vouloir. Or tu dis qu'ils perdirent le libre arbitre, dès qu'ils commencèrent à en user de leur propre volonté, c'est-à-dire sans que l'âme subît aucune pression : que peut-on inventer de plus atroce ? Pour faire en effet ressortir toute la force de ton argumentation, tu dis que l'homme a perdu par sa volonté, ce qui ne lui était donné que pour cette volonté ; car le péché n'est autre chose qu'une volonté mauvaise; or la liberté nous est donnée seulement, non pour forcer la volonté, mais pour la laisser jaillir; et cette liberté qui est sa condition, tu dis qu'il l'a perdue par un acte de volonté, en sorte qu'il faut croire qu'elle a péri dans cet acte même qui en constatait l'existence. Donc une volonté mauvaise n'est point le fruit, mais la preuve de la liberté.
Quant à la liberté, ce n'est rien autre que la possibilité du bien et du mal, mais volontairement. Comment donc a-t-elle pu périr par l'acte qui en prouve l'existence, puisque la mauvaise volonté et la bonne volonté proclament la liberté, loin de la tuer? Et dès lors, entre ton opinion et l'essence du libre arbitre, que tu crois mort en s'affirmant, il y a la même distance que entre la fonction et la mort. Qu'y a-t-il donc d'étrange, qu'y a-t-il d'inattendu dans le péché d'un homme, pour renverser l'oeuvre de Dieu? Il est créé avec le pouvoir de pécher et de ne point pécher; en péchant, il fait ce qu'il ne doit point faire sans doute, mais ce qu'il pouvait faire. Comment, dès lors, perdrait-il cette faculté qui n'a d'autre but, chez lui, que la puissance de vouloir, ou de ne pas vouloir ce qu'il a voulu.
Augustin. Tu reviens sans cesse sur l'objection à laquelle j'ai déjà répondu, comme tout lecteur s'en apercevra. Ici, toutefois, à cette affirmation tant répétée, que la liberté de faire bien ou mal ne saurait périr par un usage pervers , c'est le bienheureux pape Innocent, évêque de l'Eglise romaine, qui va répondre. Ecrivant à votre sujet aux évêques africains réunis en concile : « L'homme », dit-il, « doué jadis du libre arbitre, et usant inconsidérément de ses avantages, une fois tombé dans le gouffre de la prévarication, n'a plus trouvé moyen d'en pouvoir sortir. Et, déçu pour toujours par cette liberté, il serait demeuré sous le poids de ses ruines, si Jésus-Christ n'était venu ensuite le relever par sa grâce[^4] ». Com. prends-tu ce que la foi catholique enseigne par son ministre ? Vois-tu que l'homme pouvait ou se tenir debout, ou tomber, de telle sorte qu'une fois, tombé, il n'avait plus pour se relever le même pouvoir, puisque le châtiment suivait la faute ? C'est pour cela qu'est venue, afin de le relever, cette grâce du Christ qui ne rencontre en vous malheureusement que des ingrats.
Dans une autre lettre qu'il écrivit à votre sujet aux évêques de Numidie : « Ils veulent donc supprimer la grâce de Dieu », dit-il, « qu'il nous faudrait néanmoins rechercher, même quand nous aurions recouvré la liberté de l'état primitif[^5]». Tu entends qu'on ë recouvre la liberté, et tu prétends qu'elle n'a point péri : et content de la volonté humaine, tu n'implores point la grâce divine, quand la liberté, même restaurée à l'état primitif, reconnaît qu'elle lui est nécessaire. Or, c'est toi que je prends à partie, pour te demander s'il avait bien recouvré la liberté de l'état primitif, celui qui disait : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je hais[^1]. Car la volonté du bien est en moi, mais je n'y trouve point la force de l'accomplir[^2] »; et ceux à qui il est dit : « La chair conspire contre l'esprit, et l'esprit contre la chair, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez[^3] »; je ne te crois pas insensé au point de prétendre qu'ils avaient la liberté de l'état primitif ; et toutefois, s'ils n'eussent eu aucune liberté, ils n'eussent pu, vouloir ce qui est saint et juste et bon. Il en est qui se plaisent dans le péché jusqu'à ne vouloir point la justice, jusqu'à la haïr : or nul ne peut la vouloir si sa volonté n'est préparée par Dieu, en sorte que le désir de la volonté précède la perfection de la justice, que l'effet de cette puissance s'accroît peu à peu, chez les uns plus vite, chez les autres plus lentement, selon le don que fait à chacun le Seigneur, qui seul peut relever l'homme dans la voie du salut, augmenter les moyens de salut qu'il a perdus, et même lui faire le don de ne pouvoir plus se perdre. Au nombre des saints qu'il a délivrés, nous comptons Abel, qui, dis-tu, n'a pas manqué de force pour vivre saintement. Sans doute, elle ne lui manqua point cette force, mais seulement après qu'elle eut commencé à vivre en lui : Or avant cela, « qui donc est pur de coeur ? Pas même l'enfant dont la vie n'a qu'un jour[^6] ». Ils sont donc rachetés, tous ceux qu'a rachetés Celui qui est venu recueillir tout ce qui avait péri, Lui qui, avant de venir en sa chair, était déjà Rédempteur par la foi en son avènement à venir; ils sont donc rachetés à cette liberté sans fin du bonheur, où ils ne pourront plus être esclaves du péché. Si tu as en effet raison de dire que la liberté consiste à pouvoir le bien et le mal, Dieu n'a pas la liberté, puisqu'il ne saurait pécher. Si nous cherchons dans l'homme ce libre arbitre originel et inamissible, c'est ce désir du bonheur qui est chez tous, bien que tous ne veulent pas des moyens d'arriver au bonheur.
-
Voir lett. S. Aug. lett. 181, no 7.
-
Ibid. lett. 182, no 4.
-
Rom. VII, 15.
-
Ibid. 18.
-
Galat. V, 17.
-
Job. XIV, selon les Septante.