18.
Julien. O foi de notre Dieu et des hommes ! Peut-on trouver d'aussi monstrueux imposteurs dont tous les soins, toutes les études aboutissent à tourner tout en mauvaise part ! Quoi de plus monstrueux que ce langage de notre carthaginois ? Ce qui était de la nature, nous dit-il, n'a pas eu d'éternelle durée, et ce qui venait de la volonté s'est tout d'abord attaché aux membres. Adam fut créé bon selon lui, l'innocence lui était naturelle, il était au-dessus des autres créatures par une noblesse toute particulière ; en lui brillait l'image du Créateur. Le libre arbitre lui fut octroyé en ce sens qu'il pouvait se diriger à son gré et par son propre jugement, et ce qui, dans, sa création, l'élevait au-dessus des autres créatures, c est la faculté ou de faire le bien ou le mal, ou d'éviter l'un ou l'autre. Mais son jugement secoua tout frein, et dans sa liberté d'esprit choisit volontairement le mal, et dès lors il perdit tous les dons de sa nature : il n'y eut que le péché et la nécessité de pécher qui lui demeurèrent inséparablement. Telle est la doctrine que j'ai nommée monstrueuse. Il y a en effet un prodige inouï à dire : cet être est bien conditionné quand il est, d'une part, exposé à perdre les biens qui lui sont naturels, et que le mal, ou ce qui est volontaire, s'attache à lui inséparablement.
Augustin. Dire qu'un être est bien conditionné, quand il peut perdre les biens de sa nature et qu'il ne saurait se séparer du mal qu'il a voulu, c'est là une monstruosité selon toi : et ce langage t'étonne si fortement dans notre bouche, que tu en appelles à la foi de Dieu et des hommes, comme si tu souffrais d'entendre parler ainsi. Mais je t'en supplie, calme ces fureurs afin d'écouter plus ;tranquillement ma réponse. Qu'un homme se crève les yeux volontairement, ne perdra-t-il pas un bien naturel qui est la vue, et le mat volontaire, ou la cécité, ne sera-t-elle pas inséparablement en lui ? Est-il vrai dès lors qu'un être soit mal conditionné parce qu'il peut perdre le bien de sa nature, et que le mal volontaire soit inséparable de lui ? Pourquoi, dès lors, ne dirais-je pas à mon tour Foi de Dieu et des hommes ! Est-il possible que des choses si évidentes, et placées sous ses yeux, il ne les voie point, cet homme qui veut paraître si subtil, si érudit, si philosophe, si dialecticien? Qui donc en se privant volontairement d'un membre, ne perd point l'avantage naturel de l'intégrité, pour hériter à jamais du mal de l'amputation ? Mais peut-être diras-tu que cela ne saurait arriver que dans les biens du corps et non dans ceux de l'esprit. Pourquoi donc, en disant les biens naturels ou les maux volontaires, n'ajouter pas de l'esprit, de peur que des exemples tirés du bien ou du mal du corps ne viennent détruire ton assertion si prompte et si inconsidérée ? Est-ce un oubli de ta part ? N'allons pas plus loin, c'est de l'humanité ; mais voici toujours devant nous cet homme qui s'écrie : « Je ne fais pas le bien que je veux, a mais je fais le mal que je ne veux pas[^5] » te montrant ainsi qu'il est certains biens de l'âme qui périssent par suite d'une volonté mauvaise, de telle sorte qu'une bonne volonté ne les fasse point revenir, à moins que Dieu ne fasse ce qui est impossible à l'homme, lui qui peut rendre la lumière dont on s'est volontairement privé, comme des membres volontairement amputés. Que répondre ensuite au sujet du diable qui perdit sa bonne volonté d'une manière irréparable ? Diras-tu qu'il pouvait la recouvrer ? Ose le dire, si tu le peux. Ou plutôt, avoue que toutes ces objections ne te sont point venues dans l'esprit, et que cet oubli t'a fait jeter en avant une pensée téméraire. Du moins, sur mon avis, redresse-toi. Ou bien ton obstination ne te laisserait-elle point redresser ce que tu as avancé si témérairement, et alors la honte de t'amender te confirmerait-elle dans ton erreur? Il faut, je le vois bien, prier pour toi ce Dieu qu'implorait l'Apôtre en faveur d'Israël, lui demandant la guérison de ceux qui, dans l'ignorance de la justice de Dieu et dans leur témérité à établir leur propre justice, ne se sont point soumis à la justice de Dieu[^1].
Tels vous êtes, en effet, vous qui, vous efforçant d'établir cette justice qui est la vôtre, et que vous façonnez à votre guise, ne demandez point à Dieu la justice véritable, appelée justice de Dieu, non parce qu'elle est celle qui rend Dieu juste, mais parce qu'elle vient de Dieu ; de même que l'on dit que le salut est du Seigneur[^2], non que le Seigneur soit sauvé, mais bien parce qu'il nous sauve. De là cette parole du même Apôtre : « Afin que je sois trouvé en lui, non pas avec ma propre justice qui vient de la loi, mais avec celle qui vient de la foi, justice venant de Dieu[^3] ». Telle est cette justice de Dieu, que ne connaissaient point les Israélites, lesquels voulaient établir leur justice provenant de là loi : justice que Paul détruit sans détruire la loi, mais bien l'orgueil de ceux qui s'imaginaient que la loi suffisait, et que, au moyen du libre arbitre, ils accomplissaient la justice de la loi ; ils ignoraient la justice qui vient de Dieu, qui nous fait accomplir les prescriptions de la loi par le secours de celui qui porte sous sa langue la loi et la miséricorde : la loi, parce qu'il commande ; la miséricorde, parce qu'il nous aide à faire ce qu'il ordonne[^4]. Appelle de tes voeux cette justice, ô Julien, et ne va point te confier en ta vertu : oui, dis-je, appelle cette justice qui vient de Dieu ; que le Seigneur te la fasse désirer, te la fasse obtenir. Dans l'orgueil de ta patrie terrestre, garde-toi de mépriser ce Carthaginois qui t'avertit ou qui te réprimande. Parce que Apulie t'a vu naître, ne t'imagine point être supérieur par la nation à ces Carthaginois que tu ne saurais dominer par la pensée. Evite les peines et non les Pœnni; pour nous autres Pœni, tu ne saurais échapper à nos contradictions, tant que tu voudras mettre ta confiance dans ta vertu : le bienheureux Cyprien fut aussi un Pœnus[^6], lui qui a dit qu'il ne faut nous glorifier en rien, puisque rien n'est à nous.
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Rom. VII, 15
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Rom. X, 1-3.
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Ps. LII, 8.
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Phil. III, 9.
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Prov. III, 16, selon les Septante.
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Cypr., lib. in ad Quitin., c. 4.