25.
M. Julien. A quoi bon suivre si scrupuleusement l'unique voie de la vérité, quand la phalange de nos ennemis se fait un appui des dangers eux-mêmes, et s'arme du suffrage de nos misères pour s'élever contre nous? C'est dans la pudeur conjugale, dans les douleurs de l'enfantement, dans les sueurs du travail, qu'elle prétend chercher la preuve de la transmission des fautes et des peines par voie de génération ; et la douleur des mères, les sueurs de l'homme des champs, les plaines couvertes d'épines, lui sont des signes que le péché est naturel et qu'il y a dans ces vexations une justice exercée contre le genre humain, qui serait, selon l'opinion de plusieurs, assujetti à la mort à cause du péché d'Adam. Je dis plusieurs, parce que leur chef Augustin a rougi de le dire. Enfin il écrit à Marcellin, que Adam paraît avoir été fait mortel ; mais avec son élégance accoutumée il ajoute que la mort est le châtiment de l'iniquité; et il proclame qu'il aurait pu ne point mourir, cet homme qui, d'après sa nature, était fait mortel. On nous objecte donc ordinairement ces paroles de la Genèse, qui sont des menaces contre Adam et Eve, et dont il faut nous occuper : « Le Seigneur Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela, tu es maudit parmi tous les animaux et toutes les bêtes qui marchent sur la terre ; tu ramperas sur ta poitrine et ton ventre, et tu mangeras la terre pendant tous les jours de ta vie ; et je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre ta race et sa race. Elle te blessera la tête, et tu lui blesseras le talon. Il dit aussi à la femme : Je multiplierai tes calamités et tes gémissements ; tu enfanteras tes fils avec douleur, tu seras sous la puissance de ton mari, et il te dominera. Mais il dit à Adam :
« Parce que tu as écouté la voix de ta femme et mangé du fruit dont je t'avais uniquement défendu de manger, la terre sera maudite dans ton oeuvre ; tu la mangeras avec tristesse tous les jours de ta vie ; elle te produira des épines et des ronces, et tu mangeras l'herbe des champs; tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu retourneras dans la terre d'où tu as été tiré ; car tu es terre, et tu retourneras dans la terre[^1] ». Telles sont donc les sentences que vous invoquez en faveur d'un péché inné, et vous prêchez que la femme n'eût pas enfanté dans la douleur, si Eve ne leur eût transmis, avec le péché, les souffrances de la fécondité. Vous prétendez alors que la peine est un indice du péché, et ce qui fut dans la première des femmes le châtiment de son péché, nulle autre qui le ressent ne le peut sans iniquité. Car, dites-vous, il n'y aurait nulle douleur dans l'enfantement, s'il n'y avait nul péché dans l'enfant. Qui pourra dire ma stupéfaction en réfutant ces inepties ? Vos opinions à ce sujet sont pour moi tellement irritantes, que c'est à peine si je daigne les combattre ; il y a en effet dans ces objections plus de péchés que de syllabes.
Augustin. Quelles que soient tes facéties, tes railleries sur les souffrances du., genre humain, railleries feintes, peut-être, voilà que ces souffrances t'ont jeté dans la détresse, au point de te forcer à cette affirmation que le paradis de Dieu eût été semé de douleurs, quand même nul n'aurait péché ; et si la pudeur t'empêche de le faire, ton dogme t'y contraindra; et à moins d'abjurer ton dogme et de te corriger, tu n'éviteras point ces angoisses qui t'environnent de toutes parts et te poussent dans l'horrible gouffre. Voici, en effet, la question que l'on te pose: Ces souffrances que nous voyons et chez les petits et chez les grands, d'où penses-tu qu'elles viennent ? Suivant ton dogme, tu vas répondre que c'est ainsi que Dieu a fait le genre bu main dès son origine. Mais à cette réponse on objecte - Donc ces douleurs eussent existé dans le paradis, quand même nul n'aurait péché. Ici, il te faut, ou tomber, ou changer ton dogme, ou afficher plus d'audace, ou corriger ton esprit. Car, enfin, ou bien,; dans ce lion d'un bonheur tant vanté, tu ne rencontreras que peines de la vie, et alors tu ne trouveras pas assez d'audace pour envisager le moindre chrétien ; ou bien, roulant dans les plus horribles abîmes, tu rejetteras ces peines de l'homme sur cette nature mauvaise mélangée à la notre, et tu seras absorbé dans les profondeurs du Tartare Manichéen ; ou bien tu confesseras que ces peines sont, dans notre nature viciée, le châtiment d'un Dieu qui punit, et tu respireras l'air catholique.
Tu dis encore que, selon quelques-uns, c'est le péché d'Adam qui a introduit la mort dans le genre humain ; et tu ajoutes que tir as dit a quelques-uns v, parce que moi, qui suis leur chef, ai rougi de le dire ; mais que j'ai écrit à Marcellin que Adam paraît avoir été créé mortel. Quiconque a lu ou lit tes paroles et les miennes, verra facilement combien de fourberies il y a dans ta langue. Jamais je n'ai pensé, jamais je n'ai dit, comme vous le dites, que Adam ait été fait mortel, en ce sens que, pécheur ou non, il eût dû mourir. C'est ce que l'on faisait observer, et à Célestius, dans le concile épiscopal de Carthage, et à Pélage, dans un autre concile épiscopal tenu en Palestine[^2]. Entre vous et, nous la question qui s'agite est de savoir, en effet, si pécheur ou non, Adam serait mort. Qui peut ignorer que, d'après le définition, qui appelle immortel celui qui ne saurait mourir, et mortel celui qui peut mourir, Adam pût mourir puisqu'il put pécher, et dès lors mourir par sa faute, et non par la nécessité de sa nature? Mais si l'on appelle immortel celui qui a le pouvoir de ne point mourir, qui pourrait nier que Adam fut créé avec cette puissance ? Avoir en effet la puissance de ne point pécher, c'est avoir aussi la puissance de ne point mourir. Voilà donc ce que l'on dit contre vous; ce dogme qui est le vôtre, et d'après lequel vous prétendez que Adam, pécheur ou non, devait mourir, est un dogme très-faux. Comment, dès lors, aurais-je pu dire, ce que tu me fais dire mensongèrement, que dans sa nature Adam fut créé mortel, comme s'il y eût pour lui nécessité de mourir, tandis que cette nécessité de la mort ne pouvait lui venir que du péché ? Ou comment pourrais-je dire qu'il est immortel, quand je sais qu'il est mort ; lui qui ne serait point mort assurément, s'il n'eût pu mourir ? Mais je déclare hautement qu'il a pu ne point mourir. Autre est ne pouvoir mourir, et autre pouvoir mourir; dans le premier cas, c'est l'immortalité supérieure, et dans le second l'immortalité inférieure. Saisir cette différence, c'est, pour toi, comprendre ce que nous disons d'Adam et ce que nous disons contre vous. Vous dites, en effet, que, pécheur ou non, il serait mort ; nous disons : Tant qu'il n'eût point péché, il ne serait point mort; et s'il n'eût jamais péché, il ne fût jamais mort.
Vient ensuite le passage de la Genèse, que l'on allègue ordinairement contre vous; et au sujet des douleurs de l'enfantement, que dut subir Eve la première, comme la peine de sa faute, tu nous dis ce que tu voudrais nous faire dire, ou du moins ce que tu nous supposes. Nous ne disons point, en effet, que les femmes ne ressentiraient point les douleurs de l'enfantement, si Eve ne leur eût transmis, avec le péché, la douleur de la fécondité ;car ce n'est point la peine de la fécondité, mais bien la peine du péché qui est transmise. En effet, s'il y a des douleurs dans l'enfantement, ce n'est point à l'enfantement, mais au péché qu'il faut s'en prendre; car la douleur de l'enfantement vient du péché de l'homme, tandis que la fécondité vient de la bénédiction de Dieu. Ou bien si tu veux faire entendre, au sujet de cette douleur de
l’enfantement, qu'elle, accompagne la fécondité sans en être le fruit ; c'est ainsi que nous l'entendons. Mais nous sommes loin de dire que les femmes eussent également subi ces douleurs dans le paradis; et même ce qui nous fait conclure que cette douleur est le châtiment du péché, c'est qu'elle n'eût pu exister dans ce même lieu, où nul pécheur ne pouvait demeurer ; ce que tu ne saurais nier, sans mettre ta main sur ton front et fermer les yeux, pour emplir ce paradis de Dieu, non-seulement des souillures, mais aussi des douleurs des hommes. Mais en cela qu'est-ce qui pourrait nous étonner, puisque tu veux emplir ce séjour d'une incomparable félicité, du trépas des hommes, trépas qui, sans nulle ou presque nulle exception, n'arrive jamais sans douleur corporelle ? Et quand ton dogme te force à dire de semblables monstruosités ; ceux qui sont loin de tenir ce langage, parce qu'ils préfèrent s'en tenir à l'antique tradition de l'Eglise de Dieu, qui nous dit : « Par la femme a commencé le péché, et par elle nous mourons tous[^3] », ceux-là, dis-je, tu oses bien les couvrir de ridicule, m'appeler leur prince d'une manière injurieuse, contrairement à ta science et à ta conscience. Car tu ne saurais ignorer combien d'hommes illustres dans l'Eglise, de docteurs de l'Eglise, ont dit avant nous que Dieu avait fait l'homme dans cette condition que, sans le péché, il ne fût point mort. Comment donc me nommer le prince de ces hommes que je suis humblement, loin de les conduire ? Pour toi, je ne t'appellerai point le prince de ceux qui enseignent que Adam fut créé de telle sorte que, pécheur ou non, il serait mort, et qui veulent ainsi remplir des douleurs des mourants et des cadavres des morts ce paradis des saintes voluptés, où l'âme et le corps goûtaient un délicieux repos. Non, tu n'es pas leur prince; les princes de ce dogme épouvantable sont Pélage et Célestin, qui t'ont enseigné les premiers ; puisses-tu n'en être pas plus le disciple que le chef!
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Gen. III, 14-19.
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Voir les Actes de Pélage, n. 23, 60; Du Péché originel, n. 3, 4,
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Eccli. XXV, 33.