27.
Julien. En voilà suffisamment sur le compte de la femme; occupons-nous maintenant du rôle réservé à l'homme. « Dieu dit à Adam : La terre sera maudite dans ton oeuvre, et tu ne mangeras de ses fruits durant tous les jours de ta vie, qu'avec une grande peine ; elle ne produira pour toi que des épines et des chardons, et tu te nourriras de l'herbe de la terre, et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré; car tu es poussière, et tu retourneras en poussière[^1] ». Ici, le Seigneur ne dit pas : Je multiplierai tes épines ou tes sueurs; il parle comme s'il les créait ail même instant : mais les motifs qu'Adam pourrait avoir d'être jaloux sont anéantis avec non moins de facilité que ceux qu'avait pu avoir la première femme; car tout d'abord la malédiction divine tombe, non point sur la race humaine, mais sur la terre : « La terre sera maudite dans ton oeuvre ». Qu'avaient fait les champs pour mériter cette malédiction? Evidemment, ils ne descendaient point d'Adam et ne pouvaient avoir rien de commun avec lui : par conséquent, étaient-ils responsables d'une faute commise par une volonté étrangère à eux ? De la punition infligée à l'herbe elle-même devait-il ressortir cet enseignement que la malédiction peut se rencontrer où ne se rencontre aucune culpabilité. En effet, si nous voyons l'homme commettre le péché, et les plantes subir la punition qu'il a méritée, il est évident que le châtiment ne marche pas toujours de pair avec la faute,
Bien que la terre ait été maudite afin que l'homme prévaricateur fût puni, c'est chose néanmoins certaine que la malédiction se trouve jetée sur un autre que l'auteur du péché. A cette condition, lors même que nous apprendrions déjà par là que certaines peines sont survenues à notre nature humaine après la faute du premier homme, ne pourrions. nous pas conclure que si les enfants naissent sujets à l'infortune, ce n'est point la preuve qu'ils soient eux-mêmes coupables, et s'ils sont innocents, les afflictions dont ils héritent ne leur seraient-elles pas imposées uniquement en mémoire de la prévarication primitive et comme une garantie contre l'imitation qu'ils seraient capables d'en faire? Dans cet ordre d'idées, la terre même nous apparaîtrait accablée mous le poids de la malédiction divine, non parce qu'elle aurait pris part à la rébellion d'une volonté étrangère, mais afin que le crime de celle-ci fût publiquement flétri ; s'il en était autrement, nous devrions croire que Dieu préfère la terre à l'innocence, puisqu'il rendrait les enfants responsables des fautes de leur père, tandis qu'il préserverait la terre de cette responsabilité. Dieu jette donc sa malédiction sur la terre, mais ce n'est pas là un mystère qu'il laisse impénétrable pour nous : car il nous indique le but qu'il se propose en prononçant une pareille sentence, ou plutôt, en quel sens il dit que la terre est maudite : « Tous les jours de ta vie tu ne mangeras de a ses fruits qu'avec une grande peine A. Remarque bien quel est le sens des paroles divines. Il dit que la terre est maudite, non pas qu'elle puisse être un objet d'animadversion, mais parce que sous ces termes se manifestent les pensées d'un esprit chagrin. Devenue stérile par la faute de celui qui la cultivait, elle devait passer dans son esprit aigri parles privations, pour être la cause des peines qu'il avait lui-même méritées; dans l'excès de son affliction, il devait l'appeler maudite, et en voyant sa fertilité comme épuisée, reconnaître que s'il y avait quelque chose de maudit , ce n'était ni la nature ni la terre, mais uniquement sa propre volonté et sa personne. Elle produira pour toi des ronces et des chardons ». Non content d'avoir dit : « Elle produira des ronces et des chardons », il a ajouté : « pour toi ». Sur l'ordre de Dieu elle avait jusqu'alors produit autre chose avec des ronces et des épines; mais à partir de ce moment-là elle en fournira considérablement plus, pour faire souffrir l'homme. C'était de nature à lui faire expier durement sa faute, puisque, après avoir goûté de si pures délices au milieu des prés verdoyants et des fontaines du. paradis, il pouvait trouver son supplice dans la rencontre d'un seul buisson. « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ». Je ne vois pas que ceci ait pu contribuer beaucoup à tourmenter Adam; car la sueur est, pour les ouvriers, un bienfait de la nature, puisqu'elle sert à rafraîchir leurs membres. Or, avant son péché, notre premier père a dû travailler et cultiver la terre ; j'en trouve la preuve dans ce passage de l'Ecriture. Voici, en effet, ce qu'elle dit : « Le Seigneur Dieu prit l'homme, qu'il avait créé, et le plaça dans le jardin d'Eden, pour le cultiver et le garder[^2] ». Puis donc que Dieu n'a point permis qu'Adam pût, même au paradis, recueillir les choses nécessaires à sa nourriture sans les avoir fait venir par un travail assidu ; puisqu'il a fourni un aliment à son activité en lui prescrivant de s'occuper, y a-t-il vraiment un fait nouveau dans la survenance de la sueur chez un homme qui travaillait déjà ? Mais continuons : « Jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré; car tu es poussière, et tu retourneras en poussière ». Cette dernière partie de la sentence divine, comme celle qui a été prononcée contre la femme, est plutôt indicative que vengeresse, c'est chose manifeste : j'ajouterai même, d'accord avec le sens évident du texte, que la promesse de sa fin est pour l'homme un sujet de consolation. Dieu avait précédemment énuméré à Adam les douleurs, les travaux et les sueurs qu'il devait naturellement ressentir, mais que sa prévarication personnelle avait portés, pour lui, jusqu'à l'excès ; mais pour l'empêcher de croire à l'éternité d'un pareil sort, il lui en indique le terme et adoucit ainsi son chagrin. Après avoir dit : a Jusqu'à ce que tu a retournes dans la terre d'où tu as été tiré», pourquoi n'ajoute-t-il pas : Pour avoir péché et transgressé mes ordres ? C'était ce qu'il fallait dire, si la dissolution du corps est la conséquence du péché. Au lieu de cela, que dit-il ? « Parce que tu es poussière, et que tu retourneras en poussière ». Voilà bien la cause pour laquelle Adam devait retourner en poussière : « c'est que tu es terre ». Pourquoi était-il de la poussière ? Nous en trouvons la raison dans les paroles qui précèdent : « Parce que tu as été tiré de la terre ». Dieu lui-même a indiqué le motif pour lequel Adam doit retourner en terre, c'est parce qu'il en a été tiré : or, on ne saurait prétendre que sa sortie de la terre a eu le moindre rapport avec le péché ; donc, s'il était sujet à la mort, c'était, chez lui, un effet, non pas du péché, mais de la nature comme il n'était pas éternel, son corps devait retomber en poussière ; de là il suit que la stérilité des arbres, la surabondance des ronces, l'accroissement des douleurs occasionnées par un enfantement difficile, sont devenus le châtiment de nos premiers parents seuls, et non pas de leur descendance. Enfin Caïn et Abel sont venus au monde ; ils y sont venus avec une nature pareille, mais avec des volontés très-différentes. Si Caïn a péché, ç'a été de son propre mouvement, et nulle pression n'avait été exercée, sur lui par les fautes de son père : quant à Abel, la prévarication des auteurs de ses jours ne lui a porté aucun préjudice ; chacun d'eux a agi de son propre mouvement; leur point de départ, le terme où ils ont abouti, étaient loin de se ressembler; mais leurs parents ne leur avaient légué aucune prédisposition ni pour la vertu, ni pour le vice. Ils ont tous deux rempli les fonctions du sacerdoce et présenté des offrandes à leur divin Créateur: au reste, chez eux se trouvaient similitude d'action et dissemblance d'intentions. C'est ce que le Seigneur fit lui-même connaître, car il déclara que le sacrifice d'Abel lui était agréable, mais il manifesta à Caïn irrité le motif de son mécontentement. A la vérité, celui-ci lui avait offert les prémices de ses récoltes, mais il avait gardé pour lui les meilleures. Ce coeur méchant ne tarda pas à méditer un crime enflammé de colère, jaloux de la sainteté d'Abel, il donna un libre cours à son envie et lui immola son frère. Cette circonstance, où la mort frappa un homme pour la première fois, montra jusqu'à l'évidence que celle-ci n'est pas un mal, puisque sa première victime était un juste. Toutefois, la colère divine ne manque pas de poursuivre l'audacieux coupable: atteint parle Très-Haut, interrogé par lui sur le sort de son frère, il est convaincu de son crime et condamné à se voir puni dès ce moment, la terreur, qui avait intérieurement troublé son âme à la suite de son cruel fratricide, lui viendra réellement encore du dehors; car la terre aussi est maudite : « Tu seras », dit le Seigneur, « maudit sur cette terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir le sang de ton frère, versé par ta main ; après que tu l'auras cultivée, elle ne te donnera pas ses fruits[^3] ». Voilà, encore une fois, la stérilité de la terre employée par Dieu pour châtier celui qui la cultive, et, dans le Deutéronome, le Seigneur annonce, pour l'avenir, beaucoup de fléaux du même genre. Hé quoi ! les buissons d'épines qui peuplent nos champs, et que la serpe du cultivateur a tant de peine à détruire, seraient-ils le fruit du crime de Caïn ? Mais si toutes les ronces de nos campagnes sont à vos yeux le résultat d'un péché que Dieu a puni en faisant croître en surabondance des épines, il faudra dire non-seulement que tous les enfants ont mangé du fruit défendu, bien qu'au moment de leur naissance ils n'aient pas encore de dents, mais aussi qu'ils ont versé le sang d'Abel. Par là il est facile de voir à quel excès de fureur aboutit l'erreur des Manichéens : comme, en définitive, elle aboutit à la folie, les graves catholiques se moquent de vos raisonnements ; mais, dans leur charité, ils déplorent votre perte.
Augustin. Tu as si longuement et si laborieusement discuté sur le châtiment du premier homme, que tu en es épuisé ! Et pourquoi tous ces arguments ? Afin d'affaiblir et de faire disparaître la culpabilité qui a attiré ce châtiment. Pour cela faire, tu as pris occasion d'un de mes livres, auquel tu veux répondre en réfutant les paroles qui s'y trouvent : or, dans ce livre, « j'ai parlé de ce péché qui, au sein du paradis, a perverti et dégradé l'homme , péché dont les conséquences dépassent de beaucoup tout ce que nous pouvons imaginer, et qui souille tous les hommes à leur naissance ». Voilà pour quoi tu voudrais expliquer, dans le sens de ton erreur, la malédiction prononcée contre la terre dans ses rapports avec l'homme coupable qui la cultive : voilà pourquoi tu prétends qu'avant même la prévarication d'Adam, il y avait au paradis des ronces et des épines, bien que Dieu n'en ait rien dit au moment où il faisait sortir du néant toutes les autres créatures, et qu'il en ait parlé seulement à l'heure . où il prononça la condamnation du pécheur; Voilà pourquoi lu ne vois pas que la sueur occasionnée par le travail ait pu contribuer beaucoup à tourmenter Adam ; c'est là le motif pour lequel tu as dit que la sueur était pour lui un bienfait de la nature, puisqu'elle sert à rafraîchir les membres échauffés des travailleurs. De tes paroles on doit conclure qu'au lieu de prononcer une sentence de condamnation contre le pécheur, Dieu est allé jusqu'à lui accorder une récompense. Cette manière d'interpréter ton argumentation, serait déjà pleine de justesse, lors même que tu te bornerais à dire que Dieu a fait à Adam innocent une loi de suer au travail; car une pareille prétention de ta part serait un éloge de la sueur ; mais tu vas plus loin: suivant toi, avant de pécher, l'homme au paradis ne pouvait cultiver la terre sans se fatiguer comme si son corps, plein de vigueur et à l'abri de toute infirmité, devait non-seulement ressentir de la lassitude, mais encore n'éprouver aucun plaisir à faire ce qui était de nature à le récréer ! Mais tu n'as pu taire le motif qui t'a fait parler ainsi ; car tu le dis on ne peut plus clairement. Voici tes paroles «Y a-t-il vraiment un fait nouveau dans la survenance de la sueur chez un homme qui travaillait déjà? » Tu tenais donc beaucoup à donner une place, dans le tranquille séjour des bienheureux, non-seulement aux tristesses que la femme éprouve à l'heure de l'enfantement, mais encore aux sueurs répandues par l'homme qui travaille, pour être à même de soutenir que rien de nouveau n'est arrivé à Adam après sa condamnation et par suite de la sentence divine? Peut-on se moquer de la justice de l'Éternel, et l'insulter au point de prétendre voir un don de la nature dans le châtiment qu'il a infligé? Si tu soutiens que rien de nouveau n'est arrivé à l'homme en conséquence de cette parole divine : «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front », nie donc aussi que Dieu ait même prononcé cet arrêt. Diras-tu qu'à la vérité Dieu a prononcé là une sentence de condamnation contre l’homme, mais que pourtant, il ne s'en est rien suivi de nouveau pour celui-ci? Dieu aurait-il condamné l'homme, sans que l'homme fût pour cela condamné? La vengeance divine aurait-elle manqué son but, comme si le Très-Haut avait lancé un trait, sans pouvoir atteindre celui qu'il avait en vue ? Non, tu vas plus loin : Adam, dis-tu, a été condamné, et rien de nouveau ne lui est survenu. Ici, je ne puis m'empêcher de rire. Il a été condamné, mais il ne lui est rien arrivé de nouveau : mais puisqu'il était habituellement condamné, il péchait donc habituellement, car il n'a pu être condamné sans sujet; ou bien, quand il a commis sa première faute, comme tout le mondé reconnaît sans difficulté qu'il l'a commise, était-il déjà condamné, et, par conséquent, injustement condamné? Car tu n'as pas voulu avouer, comme tu l'as fait précédemment pour la femme en couches, qu'il était arrivé quelque chose de nouveau à l'homme : suivant toi, une aggravation de douleurs est survenue à Eve ; mais les sueurs, occasionnées par le travail, n'ont subi chez l'homme aucun accroissement. Tu n'as pas voulu l'avouer, parce que tu serais ainsi convenu que, par le fait d'une aggravation qui ne s'était point fait sentir auparavant, il lui était survenu quelque chose de nouveau. Nais quand, au sujet d'un homme que tu reconnais avoir subi une condamnation, tu t'écries : « Y a-t-il pour lui un fait nouveau ?» n'affirmes-tu pas qu'il est habituellement condamné de la sorte? Mais comme nous n'appelons habituels que les faits qui se passent assidûment, il faut évidemment et de toute nécessité que tu reconnaisses, au moins pour une fois, la priorité d'une pareille condamnation, puisqu'après avoir été condamné à la suite de son péché, Adam n'a rien vu de nouveau lui survenir. Par là, tu peux imaginer en quels inextricables obstacles tu t'es jeté. Sors de l'abîme creusé par ta laborieuse argumentation : n'introduis plus ni travaux, ni douleurs dans l'heureux séjour de la joie, au sein d'une tranquillité ineffable. A quoi bon donner aussi une place dans le paradis à la mort qui tue les corps? pour te procurer la facilité de prétendre qu'elle a été promise, ou plutôt indiquée à l'homme pécheur comme un bienfait, par ces paroles de Dieu : « Tu es poussière, et tu retourneras en poussière » ; comme si Adam n'avait pas su que, en vertu de sa condition naturelle, il devait un jour mourir, soit qu'il devînt prévaricateur, soit qu'il conservât son innocence ! Comme si le Seigneur ne lui avait communiqué cette connaissance qu'au moment où il le condamnait pour la faute dont il s'était rendu coupable ! Dieu a dit: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré; car tu es poussière, et tu retourneras en poussière ». Voici la manière dont tu expliques ces paroles : « Cette dernière partie de la sentence divine, comme celle qui a été prononcée contre la femme, est plutôt indicative que vengeresse; c'est chose manifeste. J'ajouterai même, d'accord avec le sens évident du texte, que la promesse de sa fin est, pour l'homme, un sujet de consolation. Dieu avait précédemment énuméré à Adam les doue leurs, les travaux et les sueurs qu'il devait naturellement ressentir, mais que sa prévarication personnelle avait portés pour lui jusqu'à l'excès; mais, pour l'empêcher de croire à l'éternité d'un pareil sort, il lui en indique le terme et adoucit ainsi son chagrin ; il semblait lui dire : Tu ne souffriras pas toujours ainsi : ta peine ne durera que jusqu'au moment où tu retourneras dans la terre d'où tu as été tiré; car tu es poussière, et tu retourneras en poussière ». En parlant de la sorte, tu veux nous persuader que l'homme serait mort tôt ou tard en raison de sa condition naturellement sujette à finir, lors même qu'il aurait persévéré dans l'innocence de vie dans laquelle il avait été créé : toutefois, ajoutes-tu, il n'a reçu la connaissance de ce fait qu'au moment où Dieu l'a condamné, et le Seigneur lui a fait alors cette promesse, afin de l'empêcher de croire à l'éternité de son sort, et afin d'apporter à son chagrin du soulagement. Adam n'aurait donc pas su qu'il mourrait, si Dieu ne le lui avait pas fait connaître: Dieu ne l'en aurait pas instruit, s'il n'avait pas dû le condamner comme coupable; d'où il suit qu'il serait demeuré dans la fausse persuasion de l'éternité de son existence, ou qu'il aurait cru que jamais il ne mourrait, si, par l'effet de son péché, il n'avait acquis la sagesse qui apprend à l'homme à se connaître. Vois-tu ce que tu dis ? Voici autre chose.
Dans le cas où Adam n'aurait point commis le péché, il n'aurait pas su qu'il devait mourir; par conséquent, il serait demeuré dans cette ignorance s'il n'avait point voulu prévariquer : or, cette ignorance n'aurait mis aucun obstacle à son bonheur, et tout en croyant des choses contraires à la vérité, il n'aurait pas été malheureux. Comprends-tu ce que tu dis? Troisième conséquence. Au temps de son innocence, Adam croyait qu'il ne mourrait pas même corporellement, et ainsi en eût-il toujours été s'il n'avait transgressé les ordres de l'Eternel; mais il acquit la connaissance de sa mort future, dès qu'il y eut désobéi. Nous aussi, nous croyons ce qu'il croyait pendant qu'il était innocent ; et vous, vous croyez ce que sa faute seule lui a mérité de savoir. Notre erreur à nous roule sur son état d'innocence; votre science à vous a pour objet son état de culpabilité. Sais-tu ce que tu dis? Quatrièmement. Pendant que notre premier père était heureux et juste, Dieu ne lui a pas fait connaître que son corps mourrait, mais il le lui a dit, quand celui-ci est devenu pécheur et malheureux. Or, il est bien plus naturel de croire que le Seigneur a voulu le punir davantage en lui inspirant encore la crainte de la mort, parce qu'il le jugeait digne de subir ce surcroît de peine. Nous redoutons la mort bien plus que le travail; c'est le cri de la nature ; en effet, il n'y a pas un homme qui ne préfère le travail à la mort, si on lui donne à choisir entre mourir immédiatement ou travailler. Combien en trouverait-on qui aiment mieux mourir que travailler? Enfin, Adam lui-même ne s'est-il pas livré au travail pendant les longues années de sa vie, plutôt que de s'exposer, par inaction, à mourir de faim et à cesser par là de vivre et de travailler? Est-ce un sentiment autre que celui de la nature, qui faisait redouter à Caïn la mort plus que le travail? N'est-ce point pour ce motif emprunté à la nature de l'homme, que les juges ne se montrent ni injustes ni inhumains, en condamnant aux mines les criminels les moins coupables, et les plus coupables au dernier supplice? D'oie vient qu'on exalte si pompeusement les martyrs, qu'on les loue d'être morts pour la justice? C'est qu'il faut plus de courage pour mépriser la mort que pour mépriser le travail; aussi le Sauveur a-t-il dit: « Personne ne peut témoigner un plus grand amour », non pas qu'en travaillant, mais qu' « en donnant sa vie pour ses amis[^4] ». Si donc il y a plus de dévouement à mourir qu'à travailler pour ses amis, ne faut-il pas être aveugle à l'excès pour ne pas voir que le travail est un châtiment moins rigoureux que la mort? Ou bien, si l'homme doit craindre le travail plus que la mort, comment la nature elle-même n'est-elle pas mal. heureuse de craindre la mort plus que le travail? Et toi, tu fais abstraction de tout cela, et tu prétends que l'annonce de sa mort a été pour Adam un sujet de consolation, puis. qu'elle lui a appris que son travail aurait une fin. Pourtant, vous soutenez qu'Adam serait mort, lors même qu'il n'aurait pas désobéi à Dieu. Supposons que votre opinion soit juste; dans ce cas, il n'aurait pas fallu l'avertir de sa mort future, avant qu'il eût commencé à éprouver la rigueur de son châtiment; car lui inspirer alors la crainte de la mort, n'était-ce pas le torturer avant qu'il le méritât ? Il fallait attendre qu'il se fût rendu coupable : alors Dieu, le jugeant déjà très-digne d'être puni, lui aurait encore annoncé qu'il mourrait, et, par ce moyen, il aurait ajouté la crainte de la mort au châtiment que, dans sa justice, il aurait déjà infligé à sa prévarication. Pour punir notre premier père, le Seigneur a donc prononcé ces paroles : « Tu es poussière, et tu retourneras en poussière » ; or, quiconque les entend dans le sens de la foi catholique, se garde bien d'introduire, avant tout, dans le paradis la mort corporelle ; en effet, il y introduirait du même coup ces maladies si douloureuses et si variées auxquelles nous voyons assujettis ceux qui vont mourir; il remplirait de souffrances, de travaux et de chagrins de toutes sortes le séjour de sainte volupté où les corps et les âmes jouissent du bonheur, et dont vous ne rougissez pas d'être les ennemis. Voilà ce à quoi vous force le dogme impie que vous soutenez ; voilà l'inextricable impasse où vous resterez emprisonnés tant que vous persisterez dans votre erreur. Encore une fois, celui qui reçoit et comprend les paroles de Dieu dans le sens catholique, voit déjà que le travail a été imposé à l'homme comme une punition de sa faute, d'après ces paroles : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ». D'après celles qui suivent : « Jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré, car tu es poussière, et tu retourneras en poussière », la mort lui apparaît aussi comme un châtiment. Il interprète ce passage de la même manière que si Dieu avait dit à Adam : Je t'ai tiré de la terre, et je t'ai fait homme. J'aurais évidemment pu faire en sorte que la terre, par moi douée de vie,ne fût jamais obligée de perdre la vie que je lui ai donnée ; mais parce que tu es terre, c'est-à-dire par rapport à la chair qui a été tirée de la terre, et non par rapport à moi, qui t'ai tiré de la terre, tu as prétendu vivre, tu travailleras sur la terre jusqu'à ce que tu retournes en elle ; et tu retourneras en terre précisément parce que tu es terre ; et, par un juste châtiment, tu iras dans la terre dont tu as été fait, parce que tu n'as pas obéi à l'esprit qui t'a créé. Voici le signe particulier auquel on peut reconnaître que cette manière d'interpréter les paroles divines est saine et catholique, c'est qu'elle ne force ni à remplir de scènes de mort la terre des vivants, ni à peupler le séjour des bienheureux de tous les maux si pénibles et si douloureux que les hommes endurent dans leur corps mortel, qu'ils ne peuvent supporter, et qui les force à passer de vie à trépas. Il vous est impossible de dire que si l'homme n'avait point prévariqué, la mort eût été pour nous douce et facile à subir ; car cette allégation même milite contre vous. En effet, si la mort devait alors être si douce, et si elle présente maintenant tant d'amertumes, la condition de la nature humaine a donc subi des variations par l'effet du péché d'Adam ; et voilà précisément ce que vous niez; de là résulte pour vous la ,nécessité de faire entrer tous les genres de mort que nous subissons maintenant, dans le séjour de la félicité et du bonheur sans limites; et avec la mort, il vous faut y introduire aussi toutes sortes de maladies, des maladies si graves, si intolérables, qu'elles conduisent nécessairement leurs victimes au tombeau. Puisse cette figure du paradis couvrir et pénétrer d'un peu de honte vos propres figures : vous qui ne consentez pas à avouer que le péché ait pu changer notre nature, changez donc plutôt d'avis; reconnaissez avec l'Apôtre[^5] que le corps même de l'homme est mort à cause du péché ; dites avec l'Eglise de Dieu : « Par la femme le péché a eu son commencement, et, par elle, nous mourons tous[^6] ». Comme elle, reconnaissez que « le corps qui se corrompt appesantit l'âme[^7] ». Car, avant le péché, le corps n'était pas de telle nature, qu'il appesantît l'âme. A son exemple, chantez : « L'homme est semblable à la vanité : ses jours passent comme l'ombre[^8] » . A moins de péché, celui qui a été créé à l'image de Dieu ne pourrait être semblable à la vanité, au point que, par le cours des âges et la survenance de la mort, ses jours passent comme l'ombre. Ne cherchez pas à affaiblir l'éclatante lumière de la vérité, en plaçant devant elle le nuage de votre erreur : le cœur des fidèles doit aimer le paradis de Dieu, mais non en rendre le séjour amer. En quoi, je vous le demande, en quoi vous déplaît, en quoi vous blesse ce mémorable et tranquille séjour des bienheureux, pour que, les yeux fermés, avec un front qui ne sait plus rougir, un entêtement sans égal, une véritable incontinence de paroles, vous le remplissiez de tous les genres de mort, et, par là même, de cette abondance de maux qui affligent et torturent les moribonds? Evidemment, vous ne voulez pas être forcés de reconnaître que l'énorme péché de notre premier père a changé la nature da l'homme et qu'il a jeté tous les hommes dans cet abîme de misère où nous les voyons se débattre depuis les douleurs du berceau jusqu'aux souffrances de la vieillesse. Puisque vous retardez comme chose injuste que la punition des parents se transmette à leurs descendants sans que ceux-ci partagent la culpabilité de ceux-là, consentez donc à la transmission de la faute elle-même. Il est sûr que le premier homme a commis une faute, et une faute énorme : tu as cherché, autant que tu l'as pu, à diminuer l'énormité de cette faute ; car tu ne voulais pas laisser croire qu'elle eût pu faire subir un changement à la nature humaine : moi , je prouve la grandeur de la prévarication. d'Adam, non-seulement par toutes les misères qui poursuivent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, mais encore par toi-même. En effet, dans le second livre de cet ouvrage, tu as établi que l'iniquité du premier homme avait été extrêmement grave, et, par contraste, tu as voulu faire ressortir l'extrême justice du Christ[^9]. Tu me sembles avoir oublié ce que tu as dit en cet endroit; car si tu n'en avais point perdu le souvenir , tu ne ferais pas maintenant tant de frais de paroles pour affaiblir l'importance du péché d'Adam. Moi, je soutiens que ce péché a été d'une gravité extrême, et j'en donne pour preuve la rigueur même du châtiment. En effet, peut-on rien imaginer de plus pénible que d'avoir été chassé du paradis et éloigné de l'arbre de vie qui aurait communiqué l'immortalité? A ce triste sort joignez aussi la calamité de passer son existence à travailler, à gémir et à voir ses jours disparaître comme une ombre. Les infortunes , qui passent , comme une succession, à tous les hommes, sans en excepter un seul, depuis les enfants jusqu'aux vieillards, témoignent de la vérité de mes paroles : or, elles n'auraient point le caractère de punition qu'elles revêtent, si elles n'étaient la conséquence de la transmission du péché. Cette transmission, tu l'attaques opiniâtrement à l'encontre de notre foi, et, pour empêcher d'y croire, tu essaies, par un raisonnement aussi impudent qu'impie, de diminuer l'importance de la faute du premier homme comme de sa punition, et de faire du paradis le séjour de toutes les douleurs, de tous les travaux, de tous les genres de mort. Tu vas même jusqu'à dire : « Bien que la terre ait été maudite, afin que l'homme prévaricateur fût puni, c'est chose néanmoins certaine que la malédiction se trouve jetée sur un autre que l'auteur du péché. A cette condition, et lors même que nous apprendrions déjà par là que certaines peines sont survenues à notre nature humaine après la faute du premier homme, ne pourrions-nous pas conclure que, si les enfants naissent sujets à l'infortune, ce n'est point la preuve qu'ils soient eux-mêmes coupables? Et s'ils sont innocents, les afflictions dont ils héritent ne leur seraient-elles pas imposées uniquement en mémoire de la prévarication primitive et comme une garantie contre l'imitation qu'ils seraient tentés d'en faire? » Je vois bien ce qui t'embarrasse et te tourmente : tu ne saurais nier les misères auxquelles les petits enfants sont sujets dès leur naissance; car l'évidence des choses est là, qui frappe tous les yeux, et qui ne te laisse aucune liberté de révoquer en doute le fait dont il s'agit: mais tu prétends que ces misères se seraient fait sentir même au paradis, si personne n'avait prévariqué. Or tu vois bien que jamais tu ne parviendras à en convaincre aucun homme, quelles que soient les dispositions de son coeur. Tu n'as donc plus qu'une chose à faire, c'est d'avouer que le genre humain est de. venu malheureux à la suite du péché d'Adam. Mais tu as peur de le dire nettement; aussi t'exprimes-tu en ces termes: « Lors même que nous apprendrions que certaines peines ont pu survenir à notre nature humaine après l'iniquité du premier homme ». Qu'est-ce à dire : « Lors même que nous apprendrions? » Est-ce que le fait n'est pas assez clair pour que nous le sachions? Mais il est si évident, que tu es toi-même obligé d'en reconnaître l'existence. Faut-il retourner au point de départ, d'où tu voudrais, par ces paroles, t'écarter peu à peu: car, tu le sens bien, ce serait une intolérable absurdité de croire que les misères des petits enfants se seraient aussi fait sentir au Paradis , quand même personne n'aurait péché. Mais si tu as horreur de le prétendre, parce que ce serait une véritable et affreuse horreur d'en agir ainsi , pourquoi dire : « Lors même que nous apprendrions »; puisque nous apprenons, de manière à ne pas en douter, que, non-seulement certaines peines, mais toutes les peines des nouveau-nés ont été infligées à notre nature après le péché du premier homme, et même à cause de son péché? Mais, ajoutes-tu , « Si les enfants naissent sujets à l'infortune, ce n'est point la preuve qu'ils soient eux-mêmes coupables ». Moi-même, je ne dis pas que les enfants naissent malheureux parce qu'ils sont coupables; mais je dis, avec plus de justesse, qu'ils sont évidemment coupables, puisqu'ils naissent malheureux. Car Dieu est juste, et tu ne cesses de le reconnaître sans t'en apercevoir, bien que tu soutiennes le contraire; Dieu donc est juste; par conséquent, il ne rendrait pas malheureux des enfants, il ne permettrait pas qu'ils le fussent, s'il ne les savait pas coupables : Voilà en quel sens la foi catholique comprend ces paroles de l'Apôtre : « Le péché est entré dans ce monde, par un seul homme, et la mort par le péché : ainsi la mort a passé à tous les hommes parce seul homme en qui tous ont péché[^10]». Et toi, pour ne pas rapporter ces misères au péché originel, tu cherches à en faire une garantie contre l'imitation dont les enfants pourraient se rendre coupables. Quelle est la conséquence de ton raisonnement? La voici : On te dira : Pourquoi des enfants, qui n'ont en rien imité la prévarication d'Adam, subissent-ils, dès le premier moment de leur existence, des souffrances sans nombre et de toutes sortes , et nous offrent-ils en eux-mêmes la preuve des misères qui accablent le genre humain? Alors, comme un homme travaillé par une inévitable et douloureuse indisposition d'estomac, tu vomiras nécessairement ces paroles : Ce n'est point parce qu'ils sont coupables, que les nouveau-nés sont malheureux : leurs souffrances ne sont qu'un avertissement destiné à les prémunir contre le danger d'imiter la faute du premier homme. J'ai voulu dire, en termes clairs et nets, ce que tu as dit en termes obscurs et embarrassés. Mais de quelque manière que tu t'y prennes pour le dire, tout le monde verra que le soin de défendre ton opinion t'empêche de faire attention à ce que tu dis. Fallait-il, je te le demande, fallait-il jeter des innocents dans la peine, non pour les châtier d'une désobéissance, mais pour les préserver du péché? Il aurait donc fallu qu'Eve elle-même fût malheureuse avant sa prévarication ; ses déboires l'auraient avertie de ne point écouter les suggestions du serpent. Il aurait aussi fallu punir Adam; ainsi eût-il été préservé de l'influence de son épouse déjà séduite, et du malheur d'offenser Dieu car, à t'en croire, la punition, au lieu de suivre le péché pour le faire expier, doit le précéder pour en prémunir : par ce renversement des choses, la peine arrive, non comme châtiment, mais comme préservatif de l'iniquité; ce n'est pas un coupable qui est affligé , c'est un innocent. Je t'en conjure, modifie cette manière de voir, contraire à la morale et à la vérité; ne corrigerais-tu pas ta tunique, s'il t'arrivait; de la mettre à l'envers? Je m'exprime ainsi, parce que, selon toi, la peine doit précéder le péché pour y mettre obstacle, tandis que, d'ordinaire et conformément au droit, elle le suit pour en tirer vengeance.
Enfin, veuille nous dire comment, par des afflictions, nous pouvons avertir de petits enfants de considérer leur misère pour ne point suivre le pernicieux exemple du premier homme, quand l'âge ne leur permet encore ni d'imiter quelqu'un, ni de recevoir aucun avertissement? La terre, dis-tu, a été maudite : tu pars de là pour établir une analogie qui serve de prétexte à tes observations. Voici cette analogie : Bien que les nouveaux-nés n'aient pas hérité du péché originel, Dieu a pu, néanmoins, les rendre malheureux, afin de les détourner de la prévarication d'Adam et d'Eve, de la même façon que, pour punir le premier homme, il a maudit la terre, sans qu'elle eût commis la moindre faute. Pourquoi donc ne remarques-tu pas que, comme elle n'est nullement coupable, elle ne ressent aucune peine de la malédiction prononcée contre elle , mais que de ce fait est résulté pour l'homme un vrai châtiment? Au contraire, par cela même qu'ils sont malheureux, les enfants sentent leurs misères : or, si, comme vous le prétendez, ils n'ont pas hérité du péché originel, ils subissent évidemment des peines qu'ils ne méritent nullement; car, je vous l'ai dit déjà, ils sont encore incapables de recevoir le moindre avertissement et de suivre le mauvais exemple du premier homme, au sujet duquel il faudrait leur donner cet avertissement. Ne faut-il pas attendre qu'en devenant grands ils acquièrent leur libre arbitre et comprennent la leçon qui leur est faite, et qu'en considérant leur état infortuné, ils n'imitent point la faute des autres ? Alors, que ferons-nous de tant d'hommes qui, jusqu'au dernier jour de leur vie, ignorent s'il y a eu un Adam, ou ce qu'il a été, ou ce qu'il a fait ? Que ferons-nous de tant d'individus qui meurent avant l'âge de recevoir le plus petit avertissement? Que ferons-nous de tant d'êtres si simples, si dépourvus de bon sens, que, même arrivés à l'âge mur , ils sont encore incapables de profiter d'une leçon ? Evidemment toutes les afflictions humaines tombent inutilement, et sans qu'ils les aient méritées, sur de pareils personnages. Où est donc la justice de Dieu? Si tu y pensais, jamais tu ne pourrais croire que des enfants puissent être si misérables, à moins d'être préalablement entachés du péché originel.
Mais tu as parlé au conditionnel, car tu as dit, non pas : Nous apprenons, mais : « Lors même que nous apprendrions que certaines peines sont survenues » ; par conséquent, tu es, suivant moi, prêt à dire : Nous n'apprenons pas : et, ainsi, il ne te reste plus qu'à dire: Les maux, dont nous voyons les petits enfants affligés, les auraient aussi atteints dans le paradis, quand même Adam n'aurait point prévariqué : par là tu serais dispensé de reconnaître que ces maux sont la suite du péché originel. En voulant écarter ces difficultés et t'échapper :de nos mains, tu t'établis avec l'inébranlable solidité du roc à l'encontre du paradis; tu lui es si opposé, qu'avec une audace inouïe de langage et, un front qui ne sait plus rougir, et, pour troubler la joie et le repos de cet heureux. séjour, tu y donnes place,aux, douleurs de l'enfantement,, à la fatigue des travailleurs, aux plaintes des malades et aux infirmités qui occasionnent la mort. Tu as prétendu faire l'éloge de la mort, cru faire une découverte merveilleuse en trouvant cette réflexion : « Cette circonstance, où la mort frappa un homme pour la première fois, montra, jusqu'à l'évidence, que celle-ci n'est pas un mal, puisque sa première victime était un juste ». Explique-nous donc comment un homme juste ne pourrait étrenner la mort, sans qu'un homme coupable lui en imposât la dure nécessité. Car il est sûr que la cause et l'auteur de la mort a été Caïn, et non Abel. Celui qui en a été la cause, l'a donc mise en oeuvre ; car la mort du juste est l'oeuvre détestable du méchant, et celui qui l'a endurée pour le bien, a étrenné, non pas la mort, mais le martyre, et en cela il a préfiguré l'innocente victime tombée sous les coups du peuple charnel des Juifs comme d'un mauvais frère. Aussi Abel a-t-il acquis des droits à la gloire, non parce qu'en lui donnant la mort, son frère lui aurait communiqué un bien, mais parce qu'en mourant généreusement pour la justice, il a fait bon usage d'un mal. De même, en effet, qu'en faisant un mauvais usage de la loi qui est bonne, on devient prévaricateur et l'on encourt le châtiment, ainsi, et par une raison toute contraire, les martyrs obtiennent la couronne en subissant, pour le bien, la mort qui est mauvaise. C'est pourquoi, ne dédaigne pas de dire ce qu'à mon avis, tu ignores : pour tous ceux qui décèdent, la mort est un mal : quant à ceux qui ont passé de vie à trépas, les uns y trouvent un mal et les autres un bien. Dans cet ordre d'idées ont marché ceux qui ont soutenu verbalement et même par écrit que la mort esi un bien et qu'elle mérite nos louanges. Puis. que le juste Abel repose aujourd'hui dans le séjour du bonheur, non-seulement la mort n'a pas été mauvaise pour lui; mais elle a même été bonne. Et toi, au lieu de faire du paradis la tranquille demeure de ceux qui sont morts saintement, tu y as fait entrer les douleurs insupportables des mourants, afin que les élus ne pussent y rencontrer la paix, Tu diras peut-être : Si personne n'avait coin. mis, le péché, les hommes mourraient néanmoins au paradis; mais ils mourraient sans éprouver aucune douleur. Alors, puisqu'en dehors du paradis il n'y a, pour ainsi dire, aucun homme qui meure sans souffrir, et que tu es à bout de science et de raisonne. menu, avoue donc que la nature humaine a subi un changement à son désavantage par suite du péché d'Adam.
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Gen. III, 17-19.
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Gen. II, 15.
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Gen. IV, 3-13.
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Jean, XV, 13.
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Rom. VIII, 10.
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Eccli. XXV, 33.
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Sagesse, IX, 16.
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Ps. CXLIII, 4.
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Ci-dessus, liv. II, chap. 189, 190.
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Rom. V, 12.