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Si quelqu'un arrive à cet état, non pas en présumant de ses forces, mais en s'appuyant sur la grâce de Dieu, il quittera la condition de l'esclave qui craint et celle du mercenaire, qui aime mieux la récompense elle-même que la bonté de celui qui la donne; et il commencera à devenir le fils de l'adoption , que la crainte ou le désir ne domine plus, mais que guide la charité qui ne faillit jamais.
Dieu, en parlant de la crainte et de la charité, montre la part de chacun. « Le fils, dit-il, honore son père, et le serviteur craint son maître ; et si je suis votre père, où est l'honneur que vous me devez? et si je suis votre maître, où est ma crainte? » (Malach., I, 6.) Il est nécessaire que le serviteur craigne; « car celui qui sait la volonté de son maître et ne l'accomplit pas, méritera de nombreux châtiments. » (S. Luc, XII, 47.) Mais pour celui que l'amour a fait parvenir à l'image et à la ressemblance de Dieu , il se plaira à faire le bien à cause du bien même : il possédera la patience et la douceur divines, et ne s'irritera pas des défauts du prochain ; mais il sollicitera plutôt leur pardon, en compatissant à leur faiblesse, et en pensant qu'il serait sujet aux mêmes misères, si la miséricorde de Dieu ne l'en avait pas préservé. Ce n'est pas par ces efforts qu'il a été délivré des attaques de la chair, mais par la protection divine, et il comprend que ce n'est pas de l'aigreur, mais de l'indulgence qu'il faut avoir pour ceux qui s'égarent. Il chante à Dieu , dans la paix de son coeur, ce verset de David : « Vous avez brisé mes liens; je vous sacrifierai une hostie de louange. » (Ps. CXV, 17.) Si le Seigneur ne m'eût pas assisté, mon âme était sur le point de tomber en enfer. » (Ps. XCIII, 17.) Et cette humble disposition de sort coeur lui fera accomplir ce précepte de la perfection évangélique : « Aimez vos ennemis, et faites du bien à ceux qui vous haïssent; priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. » (S. Luc, VI, 27. )
Il méritera ainsi de parvenir non-seulement à l'image et à la ressemblance de Dieu , mais encore au titre de son fils. Car il est dit : « Afin que vous soyez les enfants de votre Père céleste, qui fait briller son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes. » (S. Matth., V, 45.) C'est ce que saint Jean comprenait, lorsqu'il disait : « Pour que nous ayons confiance au jour du jugement, soyons dans le monde tel qu'il est lui-même. » (I S. Jean, IV, 17.) Comment l'homme, si faible et si fragile de sa nature, peut-il être semblable à .Dieu, si ce n'est en l'imitant par la douce charité qu'il aura dans son coeur, pour les bons et les méchants, pour les justes et les injustes? C'est en faisant le bien par amour du bien même, qu'on arrive à cette adoption des enfants de Dieu, dont saint Jean a dit :
« Celui qui est né de Dieu, ne pèche point, parce que la semence de Dieu est en lui ; et il ne peut pécher, parce qu'il est né de Dieu » (S. Jean, III, 9) ; et encore : « Nous savons que quiconque est né de Dieu , ne pèche pas, mais que la génération divine le conserve, et que le méchant ne le touche pas. » (S. Jean, V, 18.) Cela ne doit pas s'entendre de toutes sortes de péchés, mais seulement des péchés mortels. Le même apôtre ne veut pas qu'on prie pour ceux qui refusent d'éviter les péchés et de s'en purifier. « Celui qui sait que son frère commet un péché, mais un péché qui ne conduit pas à la mort, doit prier pour lui, et ses prières donneront la vie à son frère, dont le péché ne va pas à la mort. Il est un péché qui est mortel, et ce n'est pas pour celui-là que je dis de prier. » (Ib.,16.)
Pour les péchés qui ne sont pas mortels, et que les disciples les plus fidèles du Christ et les plus vigilants sur eux-mêmes ne peuvent éviter, l'Apôtre en parle de cette manière : « Si nous disons que nous n'avons pas de péché , nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous » ; et encore : « Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous faisons mentir Dieu, et sa parole n'est pas en nous. » (S. Jean, I, 10.) Car il est impossible, quelque saint qu'on soit , qu'on ne tombe pas en ces fautes légères, par paroles, par pensées , par ignorance , oubli, nécessité , volonté ou distraction; mais, quoique ces fautes ne soient pas mortelles, il faut toujours s'en repentir.
Celui donc qui sera parvenu à l'amour du bien et à l'imitation de Dieu, aura les entrailles de la miséricorde divine, et priera aussi pour ses persécuteurs, en disant : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » (S. Luc, XXIII, 34.) Il est évident qu'une âme n'est pas encore purifiée de la souillure du vice, si elle ne ressent pas de compassion pour les fautes des autres, et les juge avec sévérité. Comment aurait-il la perfection du coeur celui qui n'accomplit pas ce que l'Apôtre déclare être la plénitude de la loi : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous remplirez ainsi la loi du Christ? » (Galat., VI, 2.) Et celui-là ne possède pas « la charité qui ne s'irrite pas, ne s'enorgueillit pas, et ne pense pas le mal. Elle souffre tout, supporte tout. » ( I Cor., XIII, 5, 7. ) Le juste a compassion de ses animaux mêmes, tandis que les entrailles des méchants sont sans miséricorde. » (Prov., XII, 10.) Il est certain que les religieux tombent dans les fautes qu'ils condamnent si sévèrement dans les autres. « Un prince sévère tombera lui-même, et celui qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre le malheureux, se plaindra à son tour et personne ne l'écoutera. » (Prov., XXI, 13.)