13.
L'ABBÉ MOYSE. Les jeunes religieux n'ont pas tous une égale ferveur et autant de régularité et de vertu, et on peut bien trouver aussi des vieillards qui n'ont pas la même perfection et la même expérience. Les richesses des vieillards ne sont pas leurs cheveux blancs, mais l'expérience de leur jeunesse et les mérites acquis par leur vie passée. Il est dit : « Ce que vous n'avez pas recueilli dans votre jeunesse, comment le retrouverez-vous dans votre vieillesse? » (Eccli., XXV, 5.) « L'honneur de la vieillesse ne se mesure pas au temps et au nombre des années ; la sagesse de l'homme vaut des cheveux blancs, et une vie pure est la véritable vieillesse. » (Sap., IV, 9.) Ce ne sont donc pas les vieillards qui ont la tête blanche, et que recommande seulement une longue vie, qu'il faut imiter et écouter, il faut suivre les traces et demander les conseils des vieillards qui ont eu toujours une vie exemplaire, et qui se règlent sur les traditions des anciens plutôt que sur leur propre jugement.
Il y en a beaucoup , et malheureusement plus que d'autres, qui vieillissent dans la tiédeur et le relâchement de leur jeunesse. Ce n'est pas la maturité de leurs moeurs, mais le nombre des années qui leur donne l'autorité. Dieu les condamne par la bouche du Prophète : « Les étrangers ont dévoré sa force, et il l'a méconnu ; les cheveux blancs l'ont couvert, et il l'a ignoré. » ( Osée, VII, 9.) S'ils sont au-dessus des jeunes religieux , ce n'est ni par la pureté de leur vie, ni par le mérite de leur doctrine et de leurs exemples, c'est uniquement par leur grand âge. L'ennemi se sert de leur vieillesse, comme d'un piége, pour tromper les jeunes; il les propose d'abord, comme des autorités, à ceux qui tendaient à la perfection par leur propre mouvement, ou par la direction des autres; il les trompe ensuite et les trouble par leurs exemples et leur doctrine, et il les conduit ainsi dans une tiédeur dangereuse , ou dans un désespoir mortel.
Je veux vous en donner une preuve, sans nommer cependant personne, pour ne pas imiter celui qui découvrit les fautes que son frère lui avait confiées. Je vous dirai simplement comment la chose s'est passée, afin que vous puissiez en profiter. Nous connaissons un vieillard, auquel un jeune homme, qui était très-loin d'être relâché , s'adressa pour avoir quelques paroles d'édification et quelques secours dans ses peines; il lui découvrit avec simplicité qu'il était tourmenté par des pensées déshonnêtes , espérant qu'il trouverait des consolations et des remèdes à ses maux dans les prières du vieillard ; mais celui-ci le reprit très-durement, le traita d'indigne et de misérable, et lui déclara qu'il ne méritait pas le nom de religieux , puisque de tels mouvements de concupiscence avaient troublé son coeur. Ses reproches blessèrent tellement ce jeune homme, qu'il s'éloigna de sa cellule, accablé de tristesse et de désespoir , ne cherchant plus à combattre sa passion, mais bien à la satisfaire. L'abbé Apollon, un des anciens les plus éclairés, le rencontra, et reconnut, à l'abattement de son visage, la violence du combat qui se passait dans son coeur. Il lui demanda la cause de son trouble; mais il ne put en obtenir de réponse, malgré la douceur avec laquelle il lui parlait, et il comprit qu'il voulait cacher par son silence la tristesse que traduisait son visage; il le pressa encore davantage, et le jeune homme vaincu lui avoua qu'il allait à la ville voisine, puisque, d'après l'avis du vieillard qu'il avait consulté, il ne pouvait plus être religieux, et qu'au lieu de résister plus longtemps aux tentations de la chair, il se marierait et quitterait le monastère, pour vivre dans le monde.
Le bon vieillard se mit à le consoler doucement, et lui assura qu'il éprouvait tous les jours les mêmes combats , qu'il ne fallait pas pour cela se désespérer et s'étonner de la violence des tentations, qui était vaincue bien moins par nos efforts que par la grâce et la miséricorde divines. Il le supplia de différer d'un jour l'accomplissement de son dessein, et le fit retourner à sa cellule , pendant qu'il se dirigeait en toute hâte vers la demeure du vieillard qui l'avait rebuté. Comme il en approchait , il leva les mains au ciel , et pria avec larmes, en disant : « Seigneur, qui connaissez les forces secrètes et les infirmités des hommes, et qui pouvez seul, dans votre miséricorde, les guérir, faites que la tentation de ce jeune solitaire passe dans le coeur de ce vieillard, afin qu'il apprenne à condescendre aux misères de ceux qui souffrent et à compatir au moins, dans sa faiblesse, aux faiblesses des jeunes. » A peine avait-il fait cette prière, qu'il vit un hideux Éthiopien1 qui se tenait près de la cellule du vieillard, et qui lui lançait des traits enflammés. Il en fut bientôt blessé , et il courait çà et là, comme un homme ivre ou insensé. Il sortait de sa cellule, il rentrait sans pouvoir y rester, et il finit par prendre le même chemin qu'avait pris le jeune solitaire. L'abbé Apollon, voyant ce malheureux si bouleversé, comprit que les traits enflammés du démon avaient blessé son coeur, et y avaient fait naître ce dérèglement d'esprit , cette agitation de tous les sens. Il l'aborda et lui dit : « Où courez-vous et quelle cause vous fait ainsi oublier la gravité de votre âge, et courir de tous les côtés, comme un enfant? »
Celui-ci, troublé par sa conscience et confus de sa honteuse tentation, pensa que le saint vieillard connaissait les flammes qui l'agitaient et les tristes secrets de son coeur, et il n'osa lui faire aucune réponse. « Retournez à votre cellule, lui dit l'abbé , et comprenez que le démon, jusqu'à présent, ignorait votre existence ou vous méprisait ; car vous n'étiez pas du nombre de ceux qu'il croit devoir combattre tous les jours, et qui lui résistent par leur progrès et leurs vertus. Après tant d'années passées dans la vie religieuse , vous n'avez pu mépriser un trait dirigé contre vous; vous n'avez pu même le supporter un seul jour. Dieu a permis que vous soyez blessé, afin d'apprendre au moins à compatir dans votre vieillesse, aux infirmités des autres, et de savoir, par votre expérience, condescendre à la fragilité de ceux qui sont plus jeunes. Vous avez reçu la visite d'un religieux éprouvé par une tentation du démon, et au lieu de le consoler, de le fortifier, vous l'avez jeté dans le désespoir ; vous l'avez livré aux mains de l'ennemi, et il n'a pas dépendu de vous qu'il n'ait été cruellement dévoré; il n'eût certainement pas été attaqué avec cette violence, si le démon, qui vous a dédaigné, n'eût prévu les progrès qu'il devait faire, et n'eût pas cherché à détruire par ses traits enflammés les vertus dont il voyait le germe en lui. Il l'estimait plus fort que vous, pour diriger contre lui de pareils assauts. Apprenez par votre exemple à avoir compassion de ceux qui souffrent, et à ne pas désespérer ceux qui sont en danger. Au lieu de les aigrir par de durs reproches, cherchez à les consoler par de douces paroles, et, selon le précepte du Sage, « délivrez ceux que l'on conduit à la mort , et tachez de racheter ceux qu'on veut égorger.» (Prov., XXIV, 11.) A l'exemple du Sauveur, « ne foulez pas aux pieds le roseau brisé, et n'éteignez pas la mèche qui fume.» (S. Matth., XII, 20.) Demandez à Dieu la grâce de pouvoir dire avec vérité : «Le Seigneur m'a donné une langue savante, afin que je puisse soutenir par la parole celui qui est abattu. » (Isaïe , LV, 4.) Personne ne pourrait supporter les attaques de l'ennemi, éteindre les ardeurs de la chair, si la grâce de Dieu ne soutenait notre faiblesse, et ne nous protégeait. Maintenant que, par un jugement de sa volonté , le Seigneur a délivré de la tentation ce jeune solitaire, et qu'il vous l'a fait éprouver vous-même pour vous apprendre à y compatir, unissons nos prières, afin d'obtenir de sa miséricorde la fin de cette épreuve qui vous sera utile. Car « c'est lui qui afflige et qui console; il frappe, et ses mains guérissent » (Job, V, 18) ; « il humilie, et il relève; il tue, et il vivifie ; il conduit aux enfers, et il en ramène. » (I Reg., II, 7.) Demandons-lui d'éteindre , par la rosée céleste , les traits enflammés dont il a permis, à ma prière, que vous soyez blessé. »
Ils furent exaucés , et cette tentation s'évanouit aussi rapidement qu'elle était venue. Le vieillard apprit par expérience que, bien loin de reprocher à nos frères les fautes qu'ils nous découvrent, nous devons être sensibles à leurs moindres peines. Il ne faut donc pas que l'ignorance et la légèreté de quelques vieillards dont l'ennemi se sert pour tromper les plus jeunes, nous détournent de la voie et de la tradition des anciens. Il faut, au contraire, bannir une fausse honte, et découvrir tout à nos supérieurs, afin d'en recevoir des remèdes pour nos blessures, et de les prendre avec confiance pour les modèles de notre vie et de notre conduite. Nous en retirerons d'utiles secours, si nous les écoutons sans orgueil, et si nous ne suivons en rien notre propre jugement.
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Les solitaires se représentaient le démon sous la forme d'un éthiopien. ↩