5.
Celui qui arrache le faible de la main des forts, et qui protège le pauvre et le malheureux contre la violence; celui qui brise la mâchoire des méchants, et qui retire la proie de leurs dents, peut-il, en accomplissant son oeuvre, contempler en paix la gloire de la Majesté divine? Celui qui fait l'aumône aux pauvres, et qui reçoit charitablement la foule des étrangers, peut-il , lorsque son coeur est attentif aux besoins de ses frères , sonder la profondeur de la félicité suprême? peut-il, au milieu des soins et des angoisses de la vie, s'isoler des malheurs de la terre, pour ne penser qu'au bonheur du ciel? Aussi David, qui savait que le seul bien de l'homme est de s'unir sans cesse à Dieu, disait-il : « Pour moi, il m'est bon de m'attacher à Dieu, et de mettre dans le Seigneur toute mon espérance. » (Ps. LXXII, 28.) Mais l'Ecclésiaste nous apprend qu'il n'y a pas de juste qui puisse le faire parfaitement : « Il n'y a pas , dit-il , d'homme juste sur la terre, qui fasse le bien et ne pèche pas. » (Eccl., 21.)
Quel saint a jamais pu , dans les liens de son corps, posséder tellement le souverain Bien, qu'il n'ait cessé un instant de le contempler sans en être séparé par aucune pensée de la terre? Ne lui a-t-il pas fallu quelquefois s'occuper de sa nourriture , du vêtement et des autres nécessités de la vie? N'a-t-il pas dû recevoir ses frères, changer de lieu, construire une cellule, solliciter le secours de quelqu'un, et s'inquiéter dans ses besoins, de manière à encourir ce reproche de Notre-Seigneur : « Ne vous inquiétez pas de la nourriture de votre vie , ni du vêtement de votre corps? » (S. Matth., VI, 25.) Nous pouvons dire en toute assurance que saint Paul, dont les travaux surpassent ceux des autres saints, ne jouissait pas de ce bonheur, puisqu'il dit à ses disciples, dans les Actes des Apôtres : «Vous savez que ces mains ont travaillé pour gagner ce qui était nécessaire, à moi et à ceux qui m'accompagnaient. » (Act., XX, 34.) Il écrit aussi aux Thessaloniciens qu'il a travaillé, nuit et jour, avec peine et fatigue. » (I Thess., III, 8.) Et quoique ces travaux fussent pour lui l'occasion de grands mérites, son âme, si sainte et si élevée, ne pouvait cependant éviter d'être détachée quelquefois de la contemplation céleste , par ces préoccupations des choses terrestres. D'un côté, il se voit récompensé par des fruits si consolants, et de l'autre, il pèse le bonheur de la contemplation; il compare le profit de ses travaux aux délices de l'union divine, et s'il se réjouit du bien immense qu'il fait, le désir qu'il a d'être enfin tout entier avec Jésus-Christ, le porte à souhaiter la destruction de son corps, et, dans son hésitation, il s'écrie : a Je ne sais que choisir, et je me trouve pressé de deux côtés; je voudrais mourir, et être avec le Christ, car c'est de beaucoup le meilleur; mais rester en cette vie serait plus utile pour vous. (Phil., 1, 23.)