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Mais afin que vous puissiez ne pas vous tromper dans l'appréciation que vous ferez de vos forces, je vous dirai ce que fit autrefois l'abbé Apollon, et vous verrez s'il y a quelque rapport entre sa vertu et la vôtre, et si vous pouvez, sans inconvénient, habiter dans votre patrie et prés de vos parents. Vous serez certains alors de ne pas renoncer à cette humble vie que votre volonté et les nécessités du voyage vous ont fait adopter, et vous ne pourrez être vaincus par l'amour de la famille et par la douceur du climat.
Une nuit donc, le saint vieillard que nous venons de nommer, reçut la visite de son frère, qui le suppliait de sortir un instant de son monastère, pour l'aider à retirer un boeuf qui venait d'enfoncer dans un marais ; il lui disait, en pleurant, qu'il ne pourrait jamais le dégager sans son secours. L'abbé répondit à ses instantes prières : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à notre jeune frère qui est bien plus près de vous que moi? Ce frère était mort depuis longtemps, et le solliciteur crut que la solitude continuelle et les excès de la pénitence avaient affaibli l'esprit du vieillard. «Comment, lui répondit-il, pourrais-je faire sortir du tombeau celui qui est mort depuis quinze ans? — Vous ignorez donc, lui dit l'abbé Apollon, que moi, je suis mort au monde depuis plus de vingt ans, et que je ne puis sortir du tombeau de ma cellule pour vous aider dans tout ce qui regarde la vie présente? Croyez-vous que le Christ me permettrait de manquer au renoncement que j'ai embrassé, pour aller retirer votre boeuf d'un bourbier, lui qui a refusé un instant à celui qui voulait aller ensevelir son père, quoique cette demande fût beaucoup plus pressante et plus sainte que la vôtre. »
Examinez maintenant vos pensées, et voyez si vous pouvez prudemment espérer tenir la même conduite à l'égard de vos parents. Si vous vous sentez l'esprit aussi détaché que ce saint vieillard, vous pouvez, comme lui, vivre sans inconvénient auprès de vos parents et de vos frères; vous vous regarderez tellement morts pour eux, que vous ne serez pas exposés à vous relâcher, à cause des bons services que vous pourriez en recevoir ou leur rendre.