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Mais comment se fait-il, me direz-vous, que les deux disciples qui allaient à Emmaüs ne l'aient point reconnu, s'il avait le même corps qu'auparavant? Écoutez ce que dit l'Écriture : « Leurs yeux étaient retenus par une vertu divine qui les empêchait de le reconnaître. » Et puis : « Leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent. » Était-il d'une autre nature, dans le temps qu'ils ne le connaissaient point, que lorsqu'ils l'eurent reconnu? Non, c'était toujours le même homme. Il tenait donc à leurs yeux, et non pas à celui qu'ils voyaient, de le connaître et de ne pas le connaître. On peut dire néanmoins que cela tenait à Jésus-Christ, puisque c'était lui qui, par sa puissance, empêchait leurs yeux de le reconnaître. Et pour faire voir que leur erreur venait non pas du corps de Jésus-Christ , mais de leurs yeux, l'Écriture ajoute aussitôt : « Leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent. » De là vient que Marie-Madeleine ne reconnaissant point Jésus-Christ qu'elle cherchait dans le tombeau, le prit pour un jardinier; mais aussitôt qu'elle l'eut reconnu, elle l'appela « Maître. » Jésus-Christ, après sa résurrection, ayant paru sur le rivage de la mer, et les disciples qui étaient dans une barque ne l'ayant pas reconnu, « le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C'est le Seigneur. » Cet apôtre qui était vierge reconnut le premier le corps vierge de son divin Maître. Le Fils (le Dieu paraissait sous une même forme, cependant ils ne le voyaient pas tous de la même manière. L'Evangile ajoute de suite : « Nul d'entre eux n'osait lui demander, qui êtes-vous? car ils savaient que c'était le Seigneur. » Personne n'osait lui l'aire cette question , parce qu'ils savaient qu'il était Dieu. Ils étaient à table avec lui , parce qu'ils voyaient un homme revêtu d'un corps de clair. Ce n'est pas que le Dieu fût séparé de l'homme; mais c'est que dans une même personne ils reconnaissaient Jésus-Christ comme homme , et l'adoraient comme Dieu.
Est-il nécessaire que je vous parle ici de l'incertitude de nos sens et particulièrement de la vue? Faut-il que je ressuscite Carneadès pour vous faire remarquer un aviron qui parait rompu dans l'eau, des galeries qui semblent se rétrécir par le bout dont on est le plus éloigné, des tours carrées qui paraissent ronfles de loin, un pigeon dont le plumage change de couleur à chaque mouvement qu'il fait? Rhode étant venu dire aux apôtres que Pierre était à la porte et qu'il s'était sauvé de sa prison, ceux-ci n'en voulurent rien croire et le prirent pour un fantôme. Soit que Jésus-Christ entre dans le lieu où étaient les apôtres, les portes fermées, soit qu'il disparaisse à leurs, eux, c'est toujours par la même vertu et la même puissance. Lincée, comme nous l'apprend la fable, voyait au travers des murailles, et le Seigneur ne pourra pas entrer dans un lieu dont les portes sont fermées à moins qu'il n'ait un corps fantastique? Les aigles et les vautours sentent l'odeur des cadavres qui sont au-delà de la mer, et le Sauveur ne pourra pas voir ses apôtres à moins qu'on ne lui ouvre la porte? Dites-moi, je vous prie, vous qui êtes si subtil dans la dispute, lequel est le plus difficile à Dieu de suspendre dans le vide le vaste globe de la terre et de le tenir en balance sur les eaux, élément liquide, et flottant, ou de passer au travers d'une porte fermée et d'obliger la créature à céder au Créateur? Vous lui accordez le pouvoir de faire ce qui est le plus difficile, et vous lui refusez celui de faire ce qui est le plus aisé. Saint Pierre revêtu d'un corps pesant et solide marche sur les eaux. Cet élément, tout liquide qu'il est, le porte et le soutient ; mais cet apôtre ayant chancelé dans sa foi, le corps s'aperçut aussitôt de sa pesanteur naturelle; pour nous apprendre que ce n'était pas son corps, mais sa foi qui marchait sur les eaux.