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Institutions Divines
XI.
Il faut avoir des sentiments d'humanité, si nous voulons retenir le titre d'homme. Or qu'est-ce autre chose d'avoir des sentiments d'humanité, si ce n'est d'aimer les hommes parce qu'ils ont la même nature que nous? Il n'y a rien de si contraire à la nature de l'homme que la dissension et la discorde. Cette parole de Cicéron est très véritable, « qu'un homme qui suit les sentiments de la nature ne saurait jamais nuire à un autre homme. » Si c'est une action contraire à la nature que de nuire à un homme, ce sera une action conforme à la nature que de l'assister. Quiconque manque à ce devoir renonce à la qualité d'homme. Je demander volontiers si ceux qui soutiennent qu'un homme sage ne doit point être touché de compassion, s'ils en voyaient un qui aurait des armes, et de qui un autre, qui aurait été enlevé par une bête farouche, implorerait le secours, il le devrait secourir ou l'abandonner. Ils ne sont pas assez impudents pour nier qu'il dût faire ce que l'humanité demande en ces occasions. Si un homme était au milieu d'un incendie ou sous les ruines d'une maison, ou s'il était tombé dans l'eau soit d'un fleuve ou de la mer, n'avoueront-ils pas que l'humanité oblige à le secourir? Ils ne seraient pas hommes s'ils ne l'avouaient ; car il n'y a personne qui ne puisse tomber en quelques-uns de ces dangers, ils demeureront d'accord qu'un homme de cœur fera tout ce qu'il pourra pour sauver celui qu'il verra en danger de périr. Ceux qui n'oseraient disconvenir que l'humanité oblige à sauver ceux qui se rencontrent dans ces périls, ont-ils quelque raison pour prétendre que l'on n'est pas obligé de secourir ceux qui sont pressés de la faim ou de la soif, ceux qui n'ont point d'habits pour se couvrir durant la rigueur du froid. Bien qu'il y ait la même raison pour assister ceux qui tombent dans les hasards extraordinaires d'un embrasement ou d'un naufrage, que ceux qui sont dans la nécessité plus commune de la pauvreté, ils y mettent de la différence, parce qu'ils mesurent toutes choses par leur intérêt, et qu'ils espèrent que ceux qu'ils auront délivrés d'un danger leur en témoigneront de la reconnaissance; au lieu que les pauvres qu'ils auront assistés ne leur en témoigneront jamais, parce qu'ils périront bientôt de misère. C'est de ce sentiment que vient cette exécrable parole de Plaute : « Que celui qui donne l'aumône à un pauvre lui rend un mauvais office ; car outre qu'il perd ce qu'il lui donne, en prolongeant sa vie il prolonge aussi sa misère. » On peut néanmoins excuser Plaute d'avoir mis ces paroles dans la bouche d'une personne à qui elles convenaient. Mais peut-on excuser Cicéron d'avoir conseillé dans les livres des Offices de ne rien donner à personne? Voici comment il parle: » Les largesses que l'on fait de son propre bien en épuisent le fonds, et ainsi la libéralité se détruit en quelque sorte elle-même; car plus on l'a exercée, et moins on est en pouvoir de l'exercer. « Il ajoute un peu après : « Y a-t-il rien de si extravagant que de se mettre en état de ne pouvoir faire longtemps ce que l'on fait avec plaisir? » Voilà comment ce professeur de la sagesse détourne les hommes des devoirs de l'humanité, et comment il les avertit d'avoir un plus grand soin de conserver leur bien, que d'observer la justice. Il a si bien reconnu lui-même que ce conseil est cruel et criminel, qu'il semble l'avoir rétracté en un autre endroit, où il s'explique de cette sorte : « Il faut pourtant donner quelquefois, et faire part de son bien à des personnes capables. » Qui sont les personnes capables, sinon celles qui peuvent reconnaître les bienfaits ? Si Cicéron vivait encore, je m'écrierais, en lui adressant la parole : Vous vous êtes égaré en cet endroit ; vous avez ôté la justice d'entre les hommes, quand vous avez réglé sur l'intérêt les devoirs de l'humanité et de la piété. Ce ne sont pas ceux qui peuvent témoigner de la reconnaissance qu'il faut assister ; ce sont principalement ceux qui n'en peuvent témoigner : car quand vous les aurez soulagés sans espérance d'aucune reconnaissance, vous vous serez alors acquitté des devoirs de la justice, de la piété et de l'humanité. Voilà en quoi consiste la véritable justice dont vous nous accusez de n'avoir pas seulement l'image. Vous dites en plusieurs endroits de vos ouvrages que la vertu n'agit pas par intérêt, et vous avouez dans le livre des Lois que la libéralité est généreuse, et qu'elle ne demande point de récompense. « Il est certain, dites-vous en un endroit, que celui qui est libéral et bienfaisant ne cherche que la gloire de son action, et ne songe point au profit qu'il en peut tirer. » Pourquoi donc dites-vous en un autre endroit que vous n'obligerez que des personnes capables de le reconnaître ? N'est-ce pas que vous en voulez recevoir la récompense ? Selon vos conseils, on laissera mourir un homme de faim et de froid, quand on verra qu'il ne sera jamais en état de reconnaître les secours qu'on lui aurait rendus. Un homme qui sera dans l'abondance et dans le luxe n'en soulagera pas un autre qui sera dans la dernière nécessité? Vous dites que la vertu n'attend point de récompense, et qu'elle mérite d'être recherchée pour elle-même. Jugez donc de la justice qui est la première et comme la mère de toutes les vertus, non par votre intérêt, mais par son propre prix, et mettez vos bienfaits entre les mains de ceux qui ne vous peuvent jamais rien rendre. Pourquoi choisissez-vous les personnes? Vous devez regarder comme des hommes tous ceux qui implorent votre secours dans la croyance que vous avez de l'humanité. Gardez la justice, et défaites-vous de l'ombre et de l'apparence. Donnez aux aveugles, aux boiteux, aux estropiés, à ceux qui sont dépourvus de secours et qui sont en danger de mourir si vous ne les assistez. S'ils sont inutiles aux hommes, ils ne sont pas inutiles à Dieu, puisqu'il leur laisse la jouissance de la vie. Faites ce que vous pourrez pour la conserver. Quiconque pouvant assister un homme qui est en danger de mourir ne l'assiste pas, est la cause de sa mort. Ceux qui ont renoncé aux sentiments de la nature, et qui ne savent pas quelle est la solide récompense dès bonnes actions, perdent leur bien par l'appréhension de le perdre ; ils tombent dans l'inconvénient qu'ils veulent éviter, qui est qu'ils ne tirent aucun profit de ce qu'ils dépensent, ou qu'ils n'en tirent qu'un profit qui ne dure que fort peu de temps. Ils refusent une légère aumône à un pauvre, et aiment mieux perdre l'humanité que la moindre partie de leur bien ; et en d'autres occasions, ils font des dépenses qui sont tout ensemble et immenses et inutiles. Que dirons-nous de ceux qui emploient à des jeux et à des combats des richesses qui suffiraient à nourrir les habitants d'une ville entière, si ce n'est que ce sont des furieux qui prodiguent leur bien sans que personne en tire aucun fruit. Il n'y a point de plaisirs qui soient de longue durée. Ceux qui se prennent par les yeux ou par les oreilles passent plus vite que les autres. Ceux qui en ont joui les oublient aussitôt, et ne se sentent point obligés à ceux qui ont fait de grandes dépenses pour les leur procurer. Ils réussissent quelquefois si mal, qu'ils n'excitent que des plaintes; et quand ils réussissent, ils n'attendent qu'un applaudissement de peu de jours. Voilà comment des hommes vains dissipent leurs biens en de folles dépenses.
Ceux qui les emploient à des ouvrages plus solides et à élever de superbes édifices qui puissent conserver à la postérité la mémoire de leur nom, se conduisent-ils avec plus de sagesse? Il est certain qu'ils ne font pas fort bien de cacher leurs trésors sous la terre. Il n'y a point de monuments qui soient éternels. Les louanges ne servent de rien aux morts. Les plus magnifiques bâtiments peuvent être renversés par un tremblement de terre, ou consumés par un embrasement, ou ruinés par l'irruption d'une armée, ou ruinés enfin pur la suite des temps; car, comme dit l'orateur romain : « Il n'y aucun ouvrage de la main des hommes que la longueur du temps ne détruise. » Il n'y a que la justice et la libéralité qui croissent de jour en jour. Ceux qui exercent la libéralité envers leurs concitoyens et leurs amis font mieux sans doute que ceux qui donnent des jeux et des combats au peuple, parce que ce qu'ils donnent n'est pas tout à fait perdu; mais ils ne donnent pas encore de la manière qu'il faut. Pour bien donner, il faut donner à ceux qui sont dans la nécessité. Tout ce que l'on donne à des personnes qui n'en ont pas besoin, ou ce que l'on donne à des personnes qui le pourront rendre, est mal donné. Il n'est pas donné selon la justice, puisque, quand on le retiendrait, elle n'en serait point blessée. L'unique devoir de la justice et de la libéralité est d'employer son bien à nourrir les pauvres qui sont dans un extrême besoin.
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The Divine Institutes
Chap. XI.--Of the Persons Upon Whom a Benefit is to Be Conferred.
Therefore humanity is to be preserved, if we wish rightly to be called men. But what else is this preservation of humanity than the loving a man because he is a man, and the same as ourselves? Therefore discord and dissension are not in accordance with the nature of man; and that expression of Cicero is true, which says 1 that man, while he is obedient to nature, cannot injure man. Therefore, if it is contrary to nature to injure a man, it must be in accordance with nature to benefit a man; and he who does not do this deprives himself of the title of a man, because it is the duty of humanity to succour the necessity and peril of a man. I ask, therefore, of those who do not think it the part of a wise man to be prevailed upon and to pity, If a man were seized by some beast, and were to implore the aid of an armed man, whether they think that he ought to be succoured or not? They are not so shameless as to deny that that ought to be done which humanity demands and requires. Also, if any one were surrounded by fire, crushed by the downfall of a building, plunged in the sea, or carried away by a river, would they think it the duty of a man not to assist him? They themselves are not men if they think so; for no one can fail to be liable to dangers of this kind. Yes, truly, they will say that it is the part of a human being, and of a brave man too, to preserve one who was on the point of perishing. If, therefore, in casualties of this nature which imperil the life of man, they allow that it is the part of humanity to give succour, what reason is there why they should think that succour is to be withheld if a man should suffer from hunger, thirst, or cold? But though these things are naturally on an equality with those accidental circumstances, and need one and the same humanity, yet they make a distinction between these things, because they measure all things not by the truth itself, but by present utility. For they hope that those whom they rescue from peril will make a return of the favour to them. But because they do not hope for this in the case of the needy, they think that whatever they bestow on men of this kind is thrown away. Hence that sentiment of Plautus is detestable: 2 --
"He deserves ill who gives food to a beggar;
For that which he gives is thrown away, and
It lengthens out the life of the other to his misery."
But perhaps the poet spoke for the actor. 3
What does Marcus Tullius say in his books respecting Offices? Does he not also advise that bounty should not be employed at all? For thus he speaks: 4 "Bounty, which proceeds from our estate, drains the very source of our liberality; and thus liberality is destroyed by liberality: for the more numerous they are towards whom you practice it, the less you will be able to practice it towards many." And he also says shortly afterwards: "But what is more foolish than so to act that you may not be able to continue to do that which you do willingly?" This professor of wisdom plainly keeps men back from acts of kindness, and advises them carefully to guard their property, and to preserve their money-chest in safety, rather than to follow justice. And when he perceived that this was inhuman and wicked, soon afterwards, in another chapter, as though moved by repentance, he thus spoke: "Sometimes, however, we must exercise bounty in giving: nor is this kind of liberality altogether to be rejected; and we must give from our property to suitable 5 persons when they are in need of assistance." What is the meaning of "suitable?" Assuredly those who are able to restore and give back the favour. 6 If Cicero were now alive, I should certainly exclaim: Here, here, Marcus Tullius, you have erred from true justice; and you have taken it away by one word, since you measured the offices of piety and humanity by utility. For we must not bestow our bounty on suitable objects, but as much as possible on unsuitable objects. For that will be done with justice, piety, and humanity, which you shall do without the hope of any return!
This is that true and genuine justice, of which you say that you have no real and life-like figure. 7 You yourself exclaim in many places that virtue is not mercenary; and you confess in the books of your Laws 8 that liberality is gratuitous, in these words: "Nor is it doubtful that he who is called liberal and generous is influenced by a sense of duty, and not by advantage." Why therefore do you bestow your bounty on suitable persons, unless it be that you may afterwards receive a reward? With you, therefore, as the author and teacher of justice, whosoever shall not be a suitable person will be worn out with nakedness, thirst, and hunger; nor will men who are rich and abundantly supplied, even to luxuriousness, assist his last extremity. If virtue does not exact a reward; if, as you say, it is to be sought on its own account, then estimate justice, which is the mother and chief of the virtues, at its own price, and not according to your advantage: give especially to him from whom you hope for nothing in return. Why do you select persons? Why do you look at bodily forms? He is to be esteemed by you as a man, whoever it is that implores you, because he considers you a man. Cast away those outlines and sketches of justice, and hold fast justice itself, true and fashioned to the life. Be bountiful to the blind, the feeble, the lame, the destitute, who must die unless you bestow your bounty upon them. They are useless to men, but they are serviceable to God, who retains them in life, who endues them with breath, who vouchsafes to them the light. Cherish as far as in you lies, and support with kindness, the lives of men, that they may not be extinguished. He who is able to succour one on the point of perishing, if he fails to do so, kills him. But they, because they neither retain their nature, nor know what reward there is in this, while they fear to lose, do lose, and fall into that which they chiefly guard against; so that whatever they bestow is either lost altogether, or profits only for the briefest time. For they who refuse a small gift to the wretched, who wish to preserve humanity without any loss to themselves, squander their property, so that they either acquire for themselves frail and perishable things, or they certainly gain nothing by their own great loss.
For what must be said of those who, induced by the vanity of popular favour, 9 expend on the exhibition of shows wealth that would be sufficient even for great cities? Must we not say that they are senseless and mad who bestow upon the people that which is both lost to themselves, and which none of those on whom it is bestowed receives? Therefore, as all pleasure is short and perishable, and especially that of the eyes and ears, men either forget and are ungrateful for the expenses incurred by another, or they are even offended if the caprice of the people is not satisfied: so that most foolish men have even acquired evil for themselves by evil; or if they have thus succeeded in pleasing, they gain nothing more than empty favour and the talk 10 of a few days. Thus every day the estates of most trifling men are expended on superfluous matters. Do they then act more wisely who exhibit to their fellow-citizens more useful and lasting gifts? They, for instance, who by the building of public works seek a lasting memory for their name? Not even do they act rightly in burying their property in the earth; because the remembrance of them neither bestows anything upon the dead, nor are their works eternal, inasmuch as they are either thrown down and destroyed by a single earthquake, or are consumed by an accidental fire, or they are over through by some attack of an enemy, or at any rate they decay and fall to pieces by mere length of time. For there is nothing, as the orator says, 11 made by the work of man's hand which length of time does not weaken and destroy. But this justice of which we speak, and mercy, flourish more every day. They therefore act better who bestow their bounty on their tribesmen and clients, for they bestow something on men, and profit them; but that is not true and just bounty, for there is no conferring of a benefit where there is no necessity. Therefore, whatever is given to those who are not in need, for the sake of popularity, is thrown away; or it is repaid with interest, and thus it will not be the conferring of a benefit. And although it is pleasing to those to whom it is given, still it is not just, because if it is not done, no evil follows. Therefore the only sure and true office of liberality is to support the needy and unserviceable.
-
De Offic., iii. 5. ↩
-
Trinumm., ii. 2. 58. ↩
-
Pro personâ. ↩
-
De Offic., ii. 15. ↩
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Idoneis. Lactantius uses this word as though its meaning were "the rich;" and though it seems to have passed into this sense in later times, it is plain from the very words of Cicero himself that he uses it of deserving persons who need assistance. ↩
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[Luke vi. 32-34.] ↩
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De Offic., iii. 17. Solidam et expressam. ↩
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[De Leg., iii., and De Offic., i. cap. 16.] ↩
-
Populari levitate ducti: an expression somewhat similar to "popularis aura." ↩
-
Fabulam. ↩
-
Cic., Pro Marcello [Nihil opere et manu factum.] ↩