XVI.
Il faudrait n’avoir point d’âme pour ne pas savoir que sa nature est incompréhensible. En effet on ne sait ni où elle est ni ce qu’elle est. Les philosophes sont fort partagés sur ces deux points, sur lesquels je ne dissimulerai pas mon sentiment. Ce n’est pas que je veuille assurer qu’il soit véritable, la prudence ne le permettant pas dans une matière aussi embarrassée et aussi obscure que celle-ci. Mais en mettant la difficulté dans son jour, je donnerai lieu d’admirer les ouvrages de Dieu. Quelques-uns prétendent que l’estomac est le siège de l’âme. Si cela était vrai, ce serait sans doute une étrange rencontre qu’une si brillante lumière fût renfermée dans un lieu si ténébreux. D’ailleurs tous les sens lui rapportent ce qu’ils ont senti, ce qui semble faire voir qu’elle est plutôt répandue dans toutes les parties du corps. D’autres l’ont placée dans le cerveau et ont apporté des raisons assez probables de leur sentiment. Ils ont dit que la souveraine â laquelle il appartient de commander au corps devait être dans la partie la plus élevée, comme dans nue citadelle; que la raison devait gouverner l’homme du haut de sa tête, comme Dieu gouverne le monde du haut du ciel. De plus, les organes de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, sont dans la tête et ont des nerfs qui se rapportent au cerveau et non à l’estomac. En effet les actions de ces sens là seraient beaucoup plus lentes qu’elles ne le sont si elles descendaient par le cou depuis le haut de la tête jusqu’au bas de l’estomac. Il me semble que ceux qui soutiennent ce sentiment ne s’éloignent pas fort de la vérité. En effet, qu’y a-t-il de si à propos que de placer l’âme, qui est la reine du corps, dans la tête, qui est la partie la plus élevée, comme Dieu, qui est le souverain de l’univers, est dans le ciel, qui eu est la plus haute région ? Quand l’âme est fortement appliquée à quelque pensée, elle se retire dans l’estomac, s’y enfonce comme dans son cabinet, y délibère comme dans son conseil, et en tire ses résolutions comme de son trésor. C’est pour cela que, quand nous méditons profondément, nous n’entendons point le bruit que l’on fait autour de nous, ni ne voyous point les objets les plus exposés à nos yen’. Si cela est ainsi, c’est un secret merveilleux, car il ne paraît aucun chemin par où l’âme puisse aller de la tête à l’estomac. Que si elle n’y va point en effet, c’est toujours quelque chose vie surprenant qu’elle semble y aller. Peut-on assez admirer la légèreté et la promptitude du mouvement qui agite cette substance vive et toute céleste, et qui ne lui laisse aucun repos dans le temps même que les sens sont assoupis? Elle s’élève en un moment jusqu’au ciel, passe les mers, parcourt les terres, visite les villes, et se rend présentes les choses les plus éloignées. S’étonnera-t-on que Dieu voie et gouverne l’univers, où il est présent par son immensité, puisque l’esprit, tout enfermé qu’il est dans un corps mortel, tout chargé qu’il est du poids de cette masse grossière qui l’environne, ne laisse pas de se dégager de ses liens et de se mettre en liberté d’aller où il lui plaît. Mais enfin, soit que l’âme réside dans la tête ou dans l’estomac, y a-t-il quelqu’un qui puisse comprendre la manière dont elle est attachée ou à la substance du cerveau, ou au sang pur et subtil qui est renfermé dans le cœur? La grandeur de la puissance de Dieu n’éclate-t-elle pas en cela même que l’esprit de l’homme ne se connaît point, ne sait où il est ni ce qu’il est, et ne peut comprendre par quel lien il est attaché au corps? Que si l’âme n’a point de lieu fixe et déterminé, et qu’elle soit répandue par tout le corps, comme elle le peut être et comme Xénocrate, disciple de Platon, s’est efforcé de le faire voir, par la subtilité du sentiment dont tous les membres sont pourvus, on ne saurait pénétrer la nature de l’âme, qui est ainsi mêlée dans toutes les parties du corps. Il faut surtout éviter comme un écueil la pensée d’Aristoxène, qui a nié qu’il y eût une âme et prétend que ce que l’on appelle ainsi n’est rien autre chose que la disposition des organes qui rendent le corps capable du mouvement et des autres fonctions, de la même sorte que l’accord des cordes d’un luth le rend propre à former une agréable harmonie. Selon ces philosophes, l’âme n’est que l’harmonie des parties du corps. Et comme un luth devient un instrument inutile dès que les cordes sont rompues ou relâchées, dès qu’un organe est corrompu, la machine se démonte, l’âme s’évanouit et se dissipe. Pour peu que ce philosophe eût de sens, il n’aurait jamais comparé l’âme â l’harmonie d’un luth Car ces cordes d’un luth ont-elles quelque signe de vie, ont-elles comme l’âme le mouvement et la pensée? Si nos organes ressemblaient à cet instrument de musique, il les faudrait toucher pour les faire agir, et s’ils n’étaient touchés, ils demeureraient aussi inutiles qu’un luth qui est enfermé dans sa boîte. Peut-être qu’il faudrait toucher fortement ce philosophe pour le tirer de l’assoupissement où son âme est plongée.