I.
Vous pourrez, connaître, mon cher Démétrianus, combien peu j'ai de repos, et mène combien j'ai d'inquiétudes, si vous prenez la peine de lire ce petit livre, que j'ai écrit en termes fort simples, selon la médiocrité de mon esprit, pour vous faire voir l'amour que j'ai pour l'étude, et pour m'acquitter encore envers vous du devoir de précepteur, en vous enseignant une doctrine plus honnête et plus solide que celle que je vous enseignais autrefois. Que si dans ce temps-là, ou je ne vous parlais que des belles-lettres et des langues, vous ne laissiez pas de m'écouter avec beaucoup d'attention, combien devez-vous apporter maintenant plus d'application et plus de soin pour comprendre les vérités importantes que j'ai à vous dire. Je vous proteste que, quelque dangereux que soit le temps où vivons et quelque mauvais que soit l'état de affaires, je ne laisserai pas de composer incessamment quelque chose qui puisse contribuer à l'instruction de ceux qui font profession de notre doctrine. Je sais bien qu'ils sont devenus odieux et qu'ils sont persécutés par le peuple, comme des personnes qui déshonorent par le dérèglement de leur vie le nom de sages qu'ils s'attribuent, et qui ne s'en servent que pour couvrir des vices qu'ils devraient reprendre dans les autres et éviter eux-mêmes. Mais je ne refuserai aucun travail pour instruire et ceux de notre religion et les autres; et j'espère que, comme je n'oublierai rien de ce qui sera de mon devoir, vous n'omettrez rien non plus de ce qui sera du vôtre, et je le souhaite aussi de tout mon cœur. Car, bien que les affaires publiques vous détournent de la contemplation de la vérité et de la pratique des bonnes œuvres, il ne se peut faire qu'une âme aussi belle et aussi pure que la vôtre ne tourne souvent ses pensées vers le ciel. Je me réjouis que vos desseins réussissent, et que vous ayez en abondance tout ce que le monde prend ordinairement pour des prospérités et pour des avantages, pourvu toutefois qu'ils ne changent rien dans votre conscience ni dans vos mœurs. Je vous avoue que j'appréhende un peu que la douceur trompeuse qui naît de la jouissance des biens de la terre ne se glisse insensiblement dans votre cœur. C'est pourquoi je vous avertis, autant que je le puis, de prendre garde à ne les pas regarder comme de véritables biens, mais de tenir pour certain qu'ils sont d'autant plus trompeurs qu'ils sont plus fragiles, et d'autant plus dangereux qu'ils sont plus agréables. Vous savez combien notre ennemi a d'adresse et de force, et nous ne réprouvons que trop en ce temps-ci. Il se sert des attraits des créatures comme d'autant de filets déliés et imperceptibles. Il faut donc marcher avec une singulière prudence pour éviter les pièges qui nous sont dressés de toutes parts. C'est pourquoi je vous exhorte à employer tout ce que vous avez de vertu pour mépriser, ou au moins pour ne point trop estimer la prospérité dont vous jouissez. Souvenez-vous de votre véritable père, de la ville dont vous êtes citoyen, de la société où vous avez été reçu. Vous entendez bien ce que je veux dire. Je n'ai pas dessein de vous accuser d'orgueil, dont il n'y a jamais eu le moindre sujet de vous soupçonner. Mon discours ne se rapporte qu'à l'âme, et non au corps, qui n'a été formé que pour elle. C'est comme un vase de terre où l'âme, qui est l'homme véritable, est renfermée. Ce vase n'a point été fait par Prométhée, comme les poètes le disent, mais par le souverain créateur de l'univers, dont la providence ne peut être comprise par nos sens ni expliquée par nos paroles. Je ne laisserai pas de m'efforcer de dire quelque chose, autant que mon peu de suffisance le pourra permettre, et de la création de l'âme, et de la formation du corps. Et j'entreprends d'autant plus volontiers ce travail, que Cicéron, qui était un homme d'un excellent esprit, s'étant proposé le même sujet dans le quatrième livre de sa République, ne l'a traité que légèrement. Et de peur que nous ne doutassions de la raison qui l'avait porté à le traiter de la sorte, il déclare qu'il n'a manqué ni de désir de le traiter exactement, ni de diligence pour cet effet. Après en avoir parlé comme en passant dans les premiers livres des Lois, il renvoie à Scipion, qui en avait discouru plus au long. Il tâcha néanmoins depuis d'en parler un peu plus amplement dans le second livre de la Nature des Dieux; mais parce qu'en celui-là même il ne s'en est acquitté que très imparfaitement, je n'appréhenderai point de me charger d'un travail que le plus grand orateur de Rome nous a laissé tout entier. Vous condamnerez peut-être la hardiesse que j'ai de proposer les pensées qui me sont venues sur cette matière si obscure et si difficile. Mais puisque ceux qui prennent la qualité de philosophes ont été assez téméraires pour vouloir pénétrer ce que Dieu a voulu qu'il y eût de plus caché dans la nature, et qu'ils ont osé discourir des cieux et des astres, qui sont si éloignés de nous et ne peuvent tomber sous nos sens, puisqu'ils prétendent même avoir des preuves solides et des démonstrations évidentes de ce qu'ils en disent, pourquoi m'accuserait-on de présomption d'avoir voulu examiner la manière dont notre corps est formé? Il est certain qu'il n'est pas fort difficile d'en acquérir quelque connaissance, puisque la disposition des parties qui le composent et l'usage auquel elles sont propres nous découvrent l'intention que Dieu a eue en le formant.
