VIII.
Je crois devoir faire une description de l'homme entier, et expliquer en particulier quelle est la figure et quel est l'usage de ses parties, tant de celles qui paraissent au dehors que de celles qui sont cachés au dedans. Comme Dieu le destinait seul au ciel, au lieu qu'il destinait les autres à la terre, il ne lui a donné que deux pieds et l’a formé droit et élevé, afin qu'il regardât le lieu de son origine. Pour les autres animaux, qui n'ont rien que de terrestre et de mortel, il les a abaissés vers la terre, afin qu'ils ne fissent rien autre chose que d'y chercher de quoi vivre. La taille et la stature de l'homme, ce visage élevé, montrent bien quelle est son origine et son principe. Cet esprit qui a quelque chose de céleste et de divin, et qui exerce une espèce d'empire, non seulement sur son corps, mais sur toute la nature, est dans la tête comme dans une forteresse, d'où il considère tout l’univers. Ce palais de l’âme est d'une figure ronde, qui est la plus parfaite. C'est là que ce feu divin est renfermé comme dans un globe et caché comme sous un ciel. La partie la plus élevée est couverte de cheveux, comme nous l'avons dit, et l'antérieure, qui est le visage, est découverte, et en même temps ornée de parties dont les fonctions sont tout ensemble et les plus excellentes et les plus nécessaires. Les yeux sont dans des enfoncements, d'où Varron croit que vient le nom de front. Dieu a voulu qu'il n’y en eût ni plus ni moins que deux, qui est un nombre parfait. Il a voulu de la même aorte qu'il n'y eût ni plus ni moins que deux oreilles, en quoi la beauté s'accorde avec l'utilité. Car, si c'est une agréable symétrie, qu'il y en ait une de chaque côté, c'est aussi une notable commodité pour entendre tous les sons, de quelque côté qu'ils viennent. Leur figure est tout à fait admirable, car Dieu n'a pas voulu que leurs ouvertures fussent droites et dégarnies de défense, ce qui aurait été et moins beau et moins commode, parce que les sons ne seraient pas si facilement entendus si l'air n'était arrêté et retenu dans les cavités et dans les détours de l'oreille, de la même sorte que les liqueurs sont retenues et arrêtées dans les vases dont on se sert pour les verser dans d'autres dont l’entrée est étroite. Dieu n'a pas voulu que les oreilles, qu'il destinait à recevoir les sons et les voix, fussent revêtues ni de peaux lâches et pendantes, ce qui aurait fait une désagréable figure, ni d'os durs et solides, ce qui n'aurait été d’aucun usage; mais il a voulu qu'elles fussent comme d'une constitution moyenne entre ces deux-là, et qu'elles fassent suspendues par un cartilage tendu et délicat, qui leur donnât de la forme et n'empêchât point qu'on ne put les tourner. Comme leur unique fonction est d'entendre les sons, aussi l'unique fonction des yeux est de voir les couleurs et la lumière. La subtilité de leur structure est si merveilleuse qu'il est difficile de trouver des paroles propres pour l'expliquer. Les prunelles, qui sont comme de riches perles, sont couvertes par dehors de membranes claires et luisantes, ce que la Providence a ordonné de la sorte afin que les images des objets, s'y réfléchissant comme dans un miroir, passassent jusques au sens interne. C’est à travers ces membranes que le sens ou l’esprit découvre tout ce qui est au dehors; car il ne faut pas se figurer que l'acte de la vision se fasse par un concours des images qui soient envoyées par les objets, ainsi que quelques philosophes l'ont prétendu. Il est clair que l'acte de la vision est un acte qui doit être exercé par la personne qui voit, et non par la chose qui est vue. Il ne faut pas non plus se figurer que l’acte de la vision se fasse par un épanchement de l'air, ni par une effusion de rayons, parce que, si cela se faisait de la sorte, la vue des objets serait beaucoup plus lente qu'elle ne l’est, puisqu'elle ne se pourrait faire avant que les rayons qui sortiraient des yeux ne fussent arrivés jusqu'aux objets. Mais comme nous découvrons en un moment tout ce qui est exposé à nos yeux, et que nous le voyons souvent sans y faire même aucune attention, il est clair que c'est l'âme qui regarde par les yeux comme par une fenêtre et par un verre. Lucrèce se sert d'un argument fort ridicule pour réfuter cette opinion.
Si l'âme, dit-il, voyait au travers des yeux, elle verrait plus clair quand ils seraient détachés qu'elle ne voit quand ils demeurent en leur place, de même sorte qu’on voit plus clair par une porte quand elle est ouverte que quand elle est fermée.
Il fallait que Lucrèce, ou plutôt qu'Epicure, de qui il avait tiré toute sa doctrine, eut perdu les yeux et l'esprit pour ne pas s'apercevoir que des prunelles arrachées, des fibres rompues et dégouttantes de sang, des excroissances de chair horribles à voir, enfin des plaies et des cicatrices, ne seraient pas des organes fort propres à recevoir le jour. Il voulait peut-être rendre les yeux semblables aux oreilles et les creuser comme elles, afin qu'au travers de leurs cavités on vit la lumière de la même sorte que l'on entend les sons au travers des cavités des oreilles. Il ne se peut rien penser qui fut, ni si difforme à voir, ni si inutile pour l’usage. Combien peu verrions-nous d'objets, si l'âme regardait du haut de la tête par les yeux comme par de petites fentes! Si quelqu'un voulait regarder par le trou d'une aiguille, il ne verrait pas un objet plus étendu que le trou même. Ainsi pour voir il fallait deux prunelles qui fussent rondes, afin que la vue s'étendît de toutes parts. C’est donc par un effet merveilleux de la providence divine que nous avons deux yeux parfaitement semblables, qui, bien qu'ils ne puissent pas se tourner tout à fuit en rond, ne laissent pas d'avoir un mouvement fort libre et fort aisé. Ces deux globes sont remplis d'une humeur claire et pure, au milieu de laquelle sont renfermées les prunelles, qui sont comme des étincelles de lumière. C’est par ces deux globes que l'âme voit, et ils conspirent admirablement ensemble pour n'exercer qu'une seule action.