CHAPITRE VIII. De l'excessive douleur de sainte Paula dans la mort de ses proches, et des récompenses que Dieu a données à sa vertu.
Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable : « La vertu consiste en la médiocrité, et qui va dans l'excès passe pour un vice ; » ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : « Rien de trop. » Cette sainte femme, qui était si opiniâtre et si sévère dans l'abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu'elle aimait, se laissant abattre à l'affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, ce qui la mit en danger de sa vie ; car, bien qu'elle fit le signe de la croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d'adoucir par cette impression sainte la douleur qu'elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées, elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété et vaincue par l'infirmité de son corps , ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu'elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir fortune de mourir. Elle en avait de la joie et disait presque sans cesse : « Misérable que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? » Que si le lecteur judicieux m'accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ, qu'elle a servi et que je désire de servir , que je ne déguise rien en tout ceci, mais que, parlant comme chrétien d'une chrétienne, je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son panégyrique en cachant ses défauts, qui en d'autres auraient passé pour vertus. Je les appelle néanmoins des défauts, parce que j'en juge par mon sentiment et par le regret qui m'est commun avec tant de bonnes âmes de l'un et de l'autre sexe avec lesquelles je l'aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu'elle est absente de nous par la mort.
Elle acheva donc sa course ; elle conserva inviolablement sa foi : elle jouit à cette heure de la couronne de justice; elle suit l'Agneau en quelque lieu qu'il aille. Mlle est rassasiée de la justice parce qu'elle en a été affamée, et elle chante avec joie : « Nous voyons ce qu'on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu.» O heureux changement! elle a pleuré, et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. Elle a méprisé des citernes entrouvertes pour trouver la fontaine du Seigneur; elle a porté le cilice pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire : « Vous avez déchiré le sac dont j'étais couverte et m'avez comblée de joie. » Elle mangeait de la cendre comme du pain, et mêlait ses larmes avec son breuvage en disant : « Mes larmes ont été le pain dont j'ai vécu jour et nuit, afin d'être rassasiée éternellement du Main des anges et de chanter avec le psalmiste : « Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux! J'ai proféré des paroles saintes de l'abondance de mon coeur, et je consacre ce cantique à la gloire du Roi des rois. » Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles d'Isaïe, ou pour mieux dire ces paroles que Dieu prononce par la boucla, d'Isaie : « Ceux qui me servent seront rassasiés, et vous au contraire languirez de faim ; ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle; ceux qui me servent seront dans la joie , et vous au contraire serez couverts de confusion; ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre coeur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur et de hurler dans l'excès de tant de maux qui accableront votre esprit. »