CHAPITRE XI. Mort de sainte Paula.
Qu'y a-t-il donc, mon âme? pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paula?
N'y a-t-il pas assez longtemps que j'allonge ce discours par l'appréhension d'arriver à ce qui le doit conclure? comme si je pouvais retarder sa mort en n'en parlant point et en m'occupant toujours de ses louanges. J'ai navigué jusqu'ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s'enfle nous menace l'un et l'autre par l'impétuosité de ses flots d'un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j'eusse en ce monde; en sorte que je suis contraint de dire : « Mon maître, sauvez-nous ! nous périssons, » et ce verset du psaume : « Pourquoi vous endormez-vous , Seigneur ? levez-vous pour nous assister! » car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paula s'en va mourir?
Elle tomba dans une très grande maladie, ou, pour mieux dire, elle obtint ce qu'elle désirait, qui était de nous quitter pour s'unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l'extrême amour qu'Eustochia avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde: elle ne bougeait d’auprès de son lit; elle la rafraîchissait avec un éventail ; elle lui soutenait la tête ; elle lui donnait des oreillers pour l'appuyer ; elle lui frottait les pieds; elle lui échauffait l'estomac avec ses mains; elle lui accommodait des matelas; elle préparait l'eau qu'elle devait boire , en sorte qu'elle ne fût ni trop chaude ni trop froide; elle mettait sa nappe; et enfin elle croyait que nul autre tic pouvait. sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ! et avec combien de prières, de larmes et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d'une si chère compagnie, de ne point souffrir qu'elle vécût après sa mort, et de trouver bon qu'elles fussent toutes deux portées en terre dans un même cercueil !
Mais combien notre nature est-elle faible et fragile puisque, si la loi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le ciel et s'il n'avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes! On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre des sacrifices et, celui qui n'en offre point, et l'homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments; et les hommes comme les botes seront tous réduits en cendre et en poussière.
Mais pourquoi m'arrêtai-je et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire? Cette femme si prudente sentait bien qu'elle n'avait plus qu'un moment à vivre et que, tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n'était plus retenue que par un peu de chaleur qui, se retirant dans sa poitrine sacrée, faisait que son coeur palpitait encore; et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d'aller voir ses proches, elle disait ces versets entre ses dents : « Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables! Mon âme les désire de telle sorte que l'ardeur qu'elle en a fait qu'elle se pâme en les souhaitant, et j'ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. » Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu'elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et, ayant fermé les veux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu'au dernier soupir les mîmes versets, mais si bas qu'à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche, elle faisait le signe de la croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps elle changea en louanges de Dieu ce bruit, ce râlement avec lequel les hommes ont coutume de finir leur vie. Les évêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs prêtres et un nombre infini de diacres étaient présents, et des troupes de solitaires et de vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son monastère. Aussitôt que cette sainte âme entendit la voix de son époux qui l'appelait et lui disait : « Levez-vous, ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux; venez, ma colombe; et hâtez-vous, car l'hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées,» elle lui répondit avec joie : « La campagne a été vue couverte de fleurs: le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants. »