Chapitre VII
Ce fut là la première victoire que saint Antoine remporta sur le démon, ou pour mieux dire que remporta par lui notre Sauveur, qui a condamné le péché dans notre chair, afin d’accomplir en nous la justification de la Loi, lorsque nous ne vivons pas selon la chair, mais selon l’esprit (Rm 8, 4). Antoine ne considérant pas le démon comme entièrement terrassé, ne se rendit point négligeant, mais se tint toujours sur ses gardes ; et le démon ne se tenant pas vaincu, continua à lui dresser des embûches. Il tournait à l’entour de lui comme un lion rugissant pour trouver quelque occasion de lui nuire (1 P 5). Et Antoine ayant appris de l’Ecriture sainte qu’il en a diverses tactiques, travaillait avec plus de soin que jamais à s’avancer dans la perfection de la vie solitaire, sachant que, bien que le démon ne pouvait pas le tromper en touchant son cœur par le désir des voluptés corporelles, il s’efforcerait par d’autres voies de le faire tomber par d’autres pièges, n’ayant point de plus grand plaisir que de faire pécher les hommes. Ainsi il châtia son corps de plus en plus, et le réduisit en servitude, de peur qu’étant demeuré victorieux dans un combat, il ne se trouvât vaincu dans un autre. Aussi il décida de s’accoutumer à une vie encore plus austère ; et quoique plusieurs l’admirassent en cela, ses austérités lui semblaient douces ; d’autant que l’extrême affection avec laquelle il les supportait, avait au fil du temps formé une si puissante habitude en lui, que à la moindre occasion qui lui était donnée il embrassait avec ardeur toute sorte de travaux.
Ses veilles étaient telles, que souvent il passait la nuit entière sans fermer l’œil ; et cela non pas une seule fois, mais si souvent que c’était une chose admirable. Il ne mangeait jamais qu’une fois le jour après que le soleil était couché, ou de deux jours en deux jours ; et souvent il passait trois jours entiers sans manger. Il n’avait pour toute nourriture que du pain et du sel, et pour breuvage que de l’eau. Il n’est pas besoin de parler ici de la chair et du vin, puisque tous les autres solitaires ne savaient pas plus que lui ce que c’était que d’en user. Lorsqu’il voulait prendre un peu de repos, il n’avait pour lit que des joncs tissés ensemble et un cilice, mais le plus souvent il couchait sur la terre toute nue. Il ne voulait jamais se frotter d’huile, disant que les jeunes gens non seulement avaient grand avantage à faire voir par leur ferveur la gaieté avec laquelle ils embrassent les travaux de la vie solitaire, que de rechercher et de se servir des choses qui rendent le corps efféminé ; mais qu’ils devaient même s’accoutumer aux austérités en se souvenant de cette parole de l’Apôtre : Je ne suis jamais plus fort que lorsque je suis faible (2 Co 12, 10). Il voulait nous faire entendre par là, que la vigueur de notre âme s’augmente par le retranchement des voluptés de notre corps. Et certes on ne saurait trop admirer ce raisonnement, qui faisait voir qu’Antoine ne mesurait pas par le temps ni par sa retraite la vertu dont il faisait profession, mais par le zèle et la persévérance avec laquelle il la pratiquait. Ainsi ne pensant point au temps qu’il avait passé dans ces saints exercices et vivant comme s’il n’eût fait que commencer, il s’avançait de jour en jour avec plus de travail que jamais dans la perfection de la vie solitaire, se remettant continuellement devant les yeux ce passage de saint Paul : il faut oublier ce qui est derrière soi pour avancer plus avant (Ph 3, 14). Il se souvenait aussi de ce que dit le prophète Elie : Le Seigneur est vivant, et il faut que je paraisse aujourd’hui en sa présence (III R 18, 15). Sur quoi il remarquait qu’il usait de ce mot d’aujourd’hui, parce qu’il comptait pour rien le temps passé ; mais que se considérant comme s’il n’eût fait que commencer à servir Dieu, il s’efforçait chaque jour de se rendre tel qu’il devait être pour se présenter devant lui, c’est-à-dire avec une conscience pure et une grande préparation de cœur pour obéir à toutes ses volontés et ne servir que lui seul. A quoi il ajoutait que tous ceux qui font profession de la vie solitaire doivent prendre pour règle et pour patron le grand Elie, et voir dans ses actions comme dans un miroir quelle doit être leur conduite.