4.
Nous savons qu’autrefois les anges s’assemblèrent en troupes pour rendre grâces à Dieu des biens ineffables dont il nous avait comblés en nous donnant son Fils, et qu’ils firent retentir dans l’air ces paroles de reconnaissance: « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix sur la terre, et bonne volonté dans les hommes !» (Luc, II, 14.) Vous me direz peut-être que cet exemple ne nous concerne pas, puisqu’il est tiré des anges et non pas des hommes. Et moi je vous dis qu’il nous intéresse au plus haut point, puisqu’il nous apprend que nous devons aimer nos frères, au point de nous réjouir du bien qui leur arrive comme s’il nous arrivait à nous-mêmes. Aussi saint Paul rend grâces à Dieu, presque dans toutes ses épîtres, pour tout le bien qui se fait dans tout le monde. Imitons ce saint apôtre, et témoignons à Dieu une continuelle reconnaissance pour toutes les grâces grandes ou petites qu’il fait ou à nous-mêmes ou à tous les autres. Les dons de Dieu les plus petits deviennent grands lorsque l’on considère la grandeur de Celui qui donne, ou plutôt ceux même qui paraissent petits, sont encore grands, non-seulement parce qu’ils viennent de lui, mais par leur propre nature.
Pour ne rien dire maintenant de tant de biens dont Dieu comble les hommes, qui surpassent en nombre le sable de la mer, qu’y a-t-il de comparable au mystère de notre rédemption? Il a donné ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Il a livré son Fils unique pour nous qui étions ses ennemis. Non-seulement il l’a donné pour être notre prix et notre rançon, mais encore pour être notre nourriture. Il fait lui seul tout en nous, et nous donnant tout, il nous inspire encore la reconnaissance de ses dons. Et comme l’homme est, d’ordinaire, porté à l’ingratitude, use met lui-même en notre place, et fait pour nous ce que nous devrions faire nous-mêmes. Que s’il a porté autrefois les Juifs à la reconnaissance en établissant parmi eux des fêtes , en certains temps et en certains lieux, pour les faire souvenir de ses bienfaits, il le fait maintenait parmi nous d’une manière beaucoup plus admirable par le sacrifice qu’il a institué dans la loi nouvelle, où nous lui offrons par son propre Fils de continuelles actions de grâces.
Jamais personne ne s’est tant appliqué à élever un autre homme, à l’agrandir et à lui inspirer la reconnaissance de tous ses soins, que Dieu ne le fait à l’égard de nous. Il nous fait même souvent du bien malgré nous, et il nous assiste de mille manières que nous ne connaissons pas. Si ce que je vous dis vous surprend, je vous le ferai voir sensiblement dans un exemple, tiré non pas dol premier venu, mais de saint Paul même. Ce bienheureux apôtre, affligé et pressé d’une tentation fâcheuse qui le mettait en danger, pria Dieu souvent de les délivrer. Mais Dieu considéra plus son avantage que sa demande, comme il le lui déclina lui déclara lui-même par ces paroles : « Ma grâce vous suffit, car ma force se perfectionne dans l’infirmité. » (II. Cor. XII, 9.) Ainsi avant même que de lui découvrir ce qui le portait à lui refuser ce qu’il demandait, il lui faisait un bis malgré lui et sans qu’il le sût.
Après cela Dieu nous demande-t-il quelque chose de grand et de pénible, lorsque pour tant de soins et tant de tendresses qu’il a pour nous, tout ce qu’il désire de nous c’est que nous n’en soyons pas ingrats? Obéissons donc, et rendons-lui cette reconnaissance qu’il nous demande. Rien n’a tant perdu les Juifs que l’ingratitude. C’est surtout ce crime qui leur a attiré cette suite et cet enchaînement ; maux dont Dieu les a punis dans sa colère . C’est ce crime qui avant même ces plaies sensibles dont Dieu les frappait, perdait leurs âmes invisiblement : « Car l’espérance d’un ingrat, » dit l’Ecriture, « est comme un brouillard d’hiver. » ( Sap. XVI, 27.) L’ingratitude tue plus les âmes que les brouillards les plus malsains ne tuent les corps. Et cette plaie si effroyable, mes frères, vient principalement de l’orgueil et d’une persuasion secrète qu’on est digne de ces dons. Mais au contraire un coeur contrit et humilié rend également grâces à Dieu de toutes choses, non-seulement pour les biens, mais encore pour les maux de cette vie; et quoi qu’il souffre, il ne croit jamais souffrir que ce qu’il mérite.
Travaillons donc, mes frères, à humilier notre coeur à proportion que nous avancerons dans la vertu, puisque cette humilité intérieure est l’effet et la marque de la plus haute vertu. Comme à mesure que notre vue devient plus claire et plus forte, nous voyons plus distinctement combien nous sommes éloignés du ciel; de même, à proportion que nous avançons dans la piété, nous reconnaissons mieux la différence qui est entre Dieu et nous. C’est une grande partie de la sagesse chrétienne que de bien connaître ce que nous sommes. Nul ne se connaît plus parfaitement que celui qui croit qu’il n’est rien du tout. David et Abraham n’ont jamais été si humbles que lorsqu’ils ont été au comble de la vertu. C’est alors que l’un s’est appelé « de la poudre et de la cendre (Gen. XVIII, 27), » et l’autre, « un ver de terre. »(Ps. XXI, 9)
Tous les saints ont eu de semblables sentiments et se sont anéantis comme ceux-ci. Le superbe, au contraire, et le présomptueux, est connu des autres, et inconnu à lui-même. C’est pourquoi nous avons coutume de dire de ces orgueilleux: Cet homme s’oublie, il ne sait ce qu’il est. Que pourra donc connaître celui qui ne se connaît pas lui-même? Comme en se connaissant bien on connaît tout; en ne se connaissant pas on ignore tout. Tel est celui qui disait: « J’établirai mon trône au-dessus des astres. » (Is. XIV, 44.) En méconnaissant ce qu’il était, il est tombé dans une ignorance de toute chose. Saint Paul était bien éloigné de cette pensée. Il se regarde comme un « avorton (I. Cor. XV, 8), » et comme le « dernier de tous les saints; » c’est-à-dire de tous les fidèles. Et après tant de travaux, après tant d’actions si éclatantes, il n’ose pas même se donner le nom d’apôtre.
Imitons, mes frères, cet homme si humble, et pour nous rendre capables de le suivre, dégageons-nous de la terre et de tous ses soins. Car il n’y a rien qui nous fasse tant oublier ce que nous sommes, que l’attachement aux choses du monde; comme rien n’attache tant au monde que l’ignorance de ce qu’on est. Ces deux maux sont inséparables, et ils naissent mutuellement l’un de l’autre. Comme celui qui recherche la gloire du monde, et qui estime les biens présents, ne se pourra jamais bien connaître quelque effort qu’il fasse; celui au contraire qui se méprise, se connaîtra sans peine, et cette connaissance lui ouvrira l’entrée de toutes les autres vertus. Pour acquérir donc une connaissance si utile, dégageons-nous de toutes ces choses vaines qui allument et entretiennent en nous le feu de nos passions: apprenons quelle est notre bassesse et notre néant. Descendons dans l’humilité la plus profonde, pour nous élever dans la plus haute sagesse, afin de jouir en cette vie et en l’autre, des biens que Dieu nous a préparés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient toute la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.