2.
« Et ayant commandé au peuple de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit (19). » Pourquoi lève-t-il ainsi les yeux au ciel pour bénir ces pains? Il fallait que l’on crût également de Jésus-Christ, qu’il était égal à Dieu, et qu’il était envoyé par son Père. Les marques qui prouvaient l’une et l’autre de ces vérités semblaient se combattre et s’entre-détruire. Car pour témoigner qu’il était égal à son Père, il devait tout faire de lui. même, et par sa propre puissance; au lieu qu’il ne pouvait persuader les hommes que c’était son Père qui l’avait envoyé, qu’en témoignant envers lui une humilité profonde, qu’en lui rapportant toute la gloire de ses actions, et en l’invoquant lorsqu’il devait faire ses plus grands miracles. C’est pourquoi il ne s’est pas attaché exclusivement à l’une ou à l’autre de ces deux conduites; mais il s’est servi de toutes les deux, et il les a tempérées l’une par l’autre. Tantôt il agit avec autorité; tantôt il prie avant que d’agir. Et pour empêcher qu’il ne parût se contredire lui-même, lorsqu’il veut faire des miracles moins importants, il lève les yeux au ciel ; mais lorsqu’il fait quelque merveille plus extraordinaire, il agit souverainement et par une puissance absolue, pour nous apprendre qu’il ne tirait point d’ailleurs sa puissance dans les miracles ordinaires, et qu’il ne se servait de prière alors, que pour rendre honneur à Dieu son Père.
Ainsi lorsqu’il remit les péchés, qu’il ouvrit le paradis, et y fit entrer un voleur, qu’il abolit si hautement la loi ancienne, qu’il ressuscita tant de morts, qu’il mit un frein aux tempêtes de la mer, qu’il révéla le secret des (382) coeurs, qu’il guérit un aveugle-né, et qu’il fit d’autres actions semblables qui ne peuvent être que les ouvrages d’un Dieu, on ne voit point qu’il fit aucune prière: mais lorsqu’il se prépare à la multiplication des pains, miracle bien moins considérable que ceux que je viens de marquer, alors il lève ses yeux au ciel, pour ‘nous apprendre cette vérité importante que je viens de dire , et nous faire voir en même temps que nous ne devons jamais nous mettre à table sans observer cette louable coutume des chrétiens, de bénir Celui qui par sa bonté nous donne de quoi nous nourrir.
Mais on me demandera peut-être pourquoi . Il ne tirait pas plutôt du néant les pains dont il nourrit tout ce peuple. Je réponds que c’était pour fermer la bouche à l’impie Marcion, et aux hérétiques manichéens, qui séparent Dieu de ses créatures, et qui nient qu’il en soit l’auteur. Il voulait nous convaincre par ses actions que tout ce qui se voit sur la terre était son ouvrage et son héritage: que c’était lui qui rendait là terre féconde, et lui faisait produire ses fruits: qu’il avait dit dès le commencement: « Que la terre germe toute sorte d’herbes, et que les eaux produisent toutes sortes de poissons. »
Le miracle qui s’opère ici n’est pas moindre que celui-là. Car si les premiers poissons n’étaient pas tirés d’autres déjà existants, ils étaient. néanmoins tirés des eaux. Et ce n’est pas une chose moins admirable, de multiplier cinq pains et peu de poissons, en tant d’autres pains et en tant d’autres poissons, que d’avoir autrefois fait sortir tant de fruits du sein de la terre, et d’avoir tiré tant de poissons du sein des eaux. Jésus-Christ ne pouvait montrer plus efficacement qu’il était le Créateur de la terre et de la mer, et qu’il avait un souverain empire sur eux.
Après s’être contenté jusqu’ici de répandre seulement ses grâces et ses faveurs sur quel,ques malades, il opère maintenant un miracle d’une efficacité universelle; jusqu’ici la multitude n’avait été que témoin des guérisons de quelques individus ; voici maintenant une faveur à laquelle cette multitude tout entière prend part. Il remet sous les yeux des Juifs le miracle qui avait paria si prodigieux à leurs pères, lorsqu’ils disaient : « Pourra-t-il nous « donner du pain, et nous préparer une nourriture dans le désert? » C’est ce qu’il exécute ici véritablement, il les avait insensiblement attirés dans ce désert, afin que ce miracle parût pins surprenant et moins suspect, et que personne ne pût dire qu’on avait eu secrètement cette nourriture de quelque ville voisine. C’est dans ce dessein que l’Evangile marque non-seulement le lieu où il était alors; mais encore l’heure où ce miracle se fit.
Nous apprenons encore ici quelle était la fermeté des apôtres, dans les grandes extrémités Où ils se trouvaient, et combien ils étaient éloignés du luxe et de toutes les délices. Au nombre de douze, ils n’avaient que cinq pains et deux poissons. Tant ils négligeaient ce qui ne regardait que le corps pour ne s’attacher qu’aux choses spirituelles ! Ils n’avaient pas même la moindre attache à ce peu qu’ils avaient, et ils le donnent de bon coeur aussitôt qu’on le leur demande.
Ceci nous apprend, mes frères, que quand nous n’aurions que fort peu de bien, nous ne devrions pas laisser de le donner à ceux qui en ont besoin. Car lorsque Jésus-Christ leur commande d’apporter ces cinq pains, ils ne lui répondent point : Seigneur, quand nous les aurons donnés, d’où aurons-nous de quoi nous nourrir, surtout lorsque nous sommes si pauvres? Ils ne murmurent point de la sorte, et donnent promptement tout ce qu’ils ont.
Mais de plus il me semble que Jésus-Christ aime mieux multiplier ce peu de pains qu’ils avaient que d’en produire d’autres du néant, pour porter davantage ses apôtres à la foi. Car ils étaient encore très-faibles. C’est encore pour cette raison qu’il lève les yeux au ciel avant de faire ce miracle d’un genre nouveau pour eux et dont ils n’avaient encore vu aucun exemple.
«Purs rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple (19). »ayant pris et rompu ces pains il les distribua au peuple par les mains de ses apôtres, non-seulement pour les honorer, par ce ministère, mais encore pour les convaincre de la vérité du miracle, et pour les empêcher, ou d’en douter lorsqu’il se faisait, ou de l’oublier ensuite, parce que leurs propres mains leur en devaient rendre témoignage.
C’est pour ce sujet aussi qu’il attend que le peuple se sente pressé de la faim, et que ses apôtres s’approchent de lui et l’interrogent. Il veut que ce soit eux qui commandent au peuple de s’asseoir sur l’herbe, et qu’ils distribuent (383) les pains de leurs propres mains, afin qu’il y eût plus de marques sensibles de ce qu’il allait faire, et plus de témoins de ce miracle. Car si après tant de preuves qu’ils en avaient, ils n’ont pas laissé de l’oublier, qu’auraient-ils fait; s’il ne se fût conduit avec tant de précaution et de prudence?