4.
Leur table est comme une table d’anges, éloignée de tout bruit et toujours dans la paix. L’herbe verte leur sert de siège, et ils retracent là tous les jours ce festin miraculeux que Jésus-Christ fit à tout un peuple dans un lieu semblable à celui où ils demeurent. Plusieurs d’entre eux n’ont pas même de cellules. Ils n’ont point d’autre toit que le ciel, ni d’autre lampe durant la nuit que la lune qui les éclaire sans avoir besoin d’y mettre de l’huile. C’est proprement pour eux que la lune luit, puisqu’ils ne se servent point d’autre lumière que de la sienne. Les anges, voyant du ciel la tempérance et la pauvreté de leur table, trouvent en eux leurs plaisirs et leurs délices. Car s’ils se réjouissent d’un pécheur qui fait pénitence, que ne doivent-ils point faire en voyant tant de justes qui les imitent, et qui vivent sur la terre de la vie du ciel?
Il n’y a point entre eux de serviteur ou de maître. Tous sont serviteurs, et tous sont libres. Ce n’est point une énigme que ce que je dis; car ils sont véritablement serviteurs les uns des autres, et maîtres les uns des autres. Lorsque la nuit est venue, on ne les voit point plongés dans une profonde tristesse, comme on voit si souvent les gens du monde, qui repassent avec chagrin les malheurs et les pertes qui leur sont arrivées durant le jour. Après le souper, ils ne sont point en peine de se défendre contre les voleurs, de fermer leurs portes avec soin, et de prendre toutes ces autres précautions qu’on prend dans le monde. Ils ne, craignent point, en éteignant leurs lampes, qu’une étincelle mette le feu au logis.
Leurs conférences et leurs entretiens sont pleins aussi d’une paix modeste et tranquille. Ils ne perdent point de temps comme nous à parler de choses vaines et superflues qui ne les regardent point. Ils ne se racontent point de nouvelles, si un particulier est devenu roi, si un prince est mort, si un autre lui a succédé. Tous ces entretiens, qui occupent Les gens du monde, leur sont inconnus. Ils ne parlent et ils ne s’occupent que de l’avenir et des choses éternelles. Il semble qu’ils habitent une autre terre que la nôtre, et qu’ils soient déjà dans le ciel. Dans toutes les questions qu’ils s’adressent entr’eux, ils ont pour but de s’instruire, par, exemple, de ce que c’est que le sein d’Abraham ; quelles sont les couronnes que Dieu promet aux saints, et quelle sera cette union admirable que nous aurons un jour avec Jésus-Christ. Voilà ce qui occupe toutes leurs pensées, et ce qui forme tous leurs entretiens. Car, pour ce qui regarde les choses de ce monde, ce sont des matières qui ne sont point pour eux. Et comme nous rougirions de nous mettre en peine de savoir ce que les fourmis font dans leur fourmilière, ils dédaignent de même de s’informer de ce qui se passe parmi les hommes.
Leur esprit n’est attentif qu’à ce Roi céleste; qu’à cette guerre que nous avons avec le démon; qu’à chercher les moyens d’éviter ses piéges et ses artifices, et qu’à considérer les grands exemples de vertu que nous ont donnés les saints. En effet, mes frères, quelle différence trouverez-vous entre nous et des fourmis, si nous nous comparons avec ces saints solitaires? Car, ne peut-on pas dire que, comme les fourmis ne sont attentives qu’à ce qui regarde le corps, nous ne sommes de même occupés qu’à ces sortes de pensées, et à de plus basses encore et plus indignes de nous? Car nous ne pensons pas seulement comme les fourmis aux choses nécessaires, mais aux superflues. Ces petits animaux passent innocemment leur vie sans faire aucun mal, mais nous passons la nôtre dans mille violences, et nous imitons non les fourmis, mais les loups et les lions. Nous sommes même pires que ces animaux si farouches. Car c’est la nature qui leur a appris à vivre de ce qu’ils ravissent; mais nous, après avoir reçu de Dieu le don si précieux de la raison, nous ne rougissons point d’être plus cruels que les bêtes les plus cruelles.
Jetons donc les yeux sur la vie de ces saints hommes, qui, s’étant rendus égaux aux anges, vivent ici-bas comme des étrangers, et qui nous’ sont entièrement opposés dans l’usage qu’ils (545) font généralement de toutes choses, de la nourriture, des habits, du logement, de la conversation et de la parole. Si quelqu’un écoutait leurs entretiens et les nôtres, et tés comparait ensemble, il verrait clairement qu’ils sont dignes d’être dans le ciel, et que nous sommes indignes d’être sur la terre.
Lorsque quelque grand ou quelque prince les va voir, c’est alors qu’on reconnaît le néant de tout ce qui paraît de plus magnifique dans le monde. On voit un solitaire accoutumé à remuer la terre, et qui ne sait rien de toutes les affaires du siècle, s’asseoir indifféremment sur un gazon auprès d’un général d’armée qui s’élève dans son coeur de l’autorité qu’il a sur tant d’hommes. Car il ne trouve là personne qui le flatte, et qui le porte à tenir son rang. Il lui arrive alors la même chose qu’à un homme qui s’approcherait d’un ouvrier en or, ou d’un lieu rempli de roses, et qui tirerait quelque éclat de cet or, et quelque odeur de ces fleurs. Ceux mêmes qui voient de près ces saintes âmes, tirent quelque avantage de l’éclat et de la bonne odeur de leur vertu, et rabaissent quelque chose de ce vain orgueil-où ils étaient avant de les voir. Comme nous voyons qu’un homme fort petit ne laisserait pas de se faire voir de bien loin s’il montait sur un lieu très-élevé ; de même ces grands du monde, en s’approchant de ces saints solitaires, paraissent quelque chose autant de temps qu’ils demeurent avec eux , mais lorsqu’ils sortent de leur compagnie, ils rentrent aussitôt dans leur première bassesse.
Les rois, ni les princes ne sont rien dans l’esprit de ces saints. Ils se rient de leur éclat et de leur vaine magnificence, comme nous nous rions des jeux des petits enfants. Et en effet, si on leur offrait le plus grand et le plus paisible royaume de la terre, ils n’en voudraient point , parce qu’ils n’ont dans l’esprit que cette principauté souveraine et éternelle, qui leur fait mépriser toute la grandeur passagère de celle du monde.
Qui nous empêche donc, mes frères, de sortir de notre bassesse pour aller voir ces âmes si heureuses et si élevées? N’irons-nous jamais voir ces anges couverts du corps d’un homme? « Ne nous revêtirons-nous » jamais comme eux « de ces vêtements si purs et si blancs » , afin de nous présenter « à ces noces » spirituelles, avec une bienséance digne de Dieu? Demeurerons-nous toujours dans notre première « pauvreté » , mendiant misérablement notre vie « dans les carrefours », et ne différant en rien des pauvres qui nous demandent l’aumône , sinon peut-être en ce que nous sommes encore plus misérables qu’eux? Un riche qui est méchant est bien plus malheureux qu’un pauvre qui est bon, et il vaut sans comparaison mieux demander l’aumône que de prendre le bien d’autrui. On excuse l’un, mais on punit l’autre. L’un n’offense point Dieu, mais l’autre offense également Dieu et les hommes ; et, après avoir bien travaillé pour amasser du bien par ses rapines , il en laisse souvent le fruit aux autres.
Comprenons ces vérités, mes frères: renonçons à l’avarice et au désir des biens de la terre. N’amassons que les biens du ciel, et ravissons, avec une sainte et généreuse violence, ce royaume que Dieu nous promet, pour y jouir du bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire , dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il. (546)