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Jusqu'ici, je n'ai encore rien dit : car il n'est pas possible d'exprimer en paroles l'immense distance qu'il y a entre les choses à venir et les choses présentes; et quant à ce qui regarde la durée, il est absolument impossible de la concevoir.. Comment en effet comparer à la vie présente une vie sans fin? Il y a autant de différence entre cette paix et celle-ci qu'il y en a entre la paix et la guerre ; autant de différence entre la corruptibilité et l'incorruptibilité qu'entre urne motte de terre et une perle précieuse; ou plutôt; personne ne peut expliquer cette différence. Si je compare la beauté de ces corps à l'éclat du rayon de lumière ou au plus brillant éclair, je n'ai rien dit qui approche de cette splendeur.
Est-il des richesses, est-il des corps et même des âmes qu'on ne doive sacrifier pour de tels avantages? Si maintenant quelqu'un vous introduisait dans un palais, vous procurait un entretien avec le roi en présence de tout le monde, et l'honneur de vous asseoir à sa table, vous vous estimeriez le plus heureux des hommes; et quand il s'agit de monter au ciel, d'habiter chez le Roi de l'univers, de le disputer en éclat aux anges et de jouir d'une gloire ineffable, vous hésitez à sacrifier des richesses; quand, fallût-il même sacrifier votre vie, vous devriez tressaillir de joie, être transporté de bonheur et avoir des ailes! Pour obtenir une charge, qui vous devient une occasion de vol (car je ne saurais appeler cela un gain ), vous prodiguez vos biens, vous empruntez l'argent d'autrui, vous n'hésitez pas même, au besoin, à donner en gage votre femme et vos enfants; et quand vous avez devant les yeux le royaume du ciel, un empire où personne ne peut prendre. votre place; quand (307) Dieu vous invite à entrer en possession, non pas d'un coin de terre, mais du ciel entier, vous balancez, vous reculez; vous ambitionnez de l'argent, sans vous dire à vous-même : Si les parties du ciel que nous découvrons sont déjà si belles et si agréables, que doit-ce être des régions supérieures et du ciel des cieux?
Mais puisqu'il n'est pas possible de les voir des yeux du corps, montez-y par la pensée, et debout sur le ciel visible, contemplez le ciel supérieur, cette hauteur immense, cette lumière éblouissante, ces multitudes d'anges, ces innombrables légions d'archanges, et. les autres puissances incorporelles. Puis, redescendant de ces hauteurs, reprenez l'image des choses d'ici-bas, figurez-vous un roi terrestre, c'est-à-dire, des hommes chamarrés d'or, des attelages de mules blanches caparaçonnées d'or, des chars incrustés de pierres précieuses; des tapis blancs comme neige, des lames .s'agitant sur les chars, des dragons figurés sur des manteaux de soie, des boucliers dorés, des baudriers couverts de pierres précieuses se rattachant du centre au pourtour, des chevaux ornés d'or, des freins d'or. Mais dès que le roi paraît, nous ne voyons plus rien de tout cela; lui seul attire nos regards, avec son manteau de pourpre, son diadème, son siége, ses agrafes, ses chaussures, la distinction de ses traits.
Après vous être exactement représenté tout ce tableau, remontez ensuite par là pensée vers la sphère supérieure, reportez-vous à ce jour terrible, où le Christ apparaîtra. Vous ne verrez point alors d'attelages de mules, ni de chars dorés, ni de dragons, ni. de boucliers mais des choses pleines d'épouvante et qui causeront un tel effroi que les puissances incorporelles elles-mêmes en seront frappées de stupeur. « Car », est-il écrit, « les vertus des cieux seront ébranlées ». (Matth. XXIV, 29.) Alors, en effet, le ciel entier sera à découvert, les portes de ce temple s'ouvriront, le Fils unique de Dieu descendra, accompagné, non pas de vingt ou de cent satellites, mais dé milliers et de millions d'anges, d'archanges; de chérubins, de séraphins et d'autres puissances : tout sera saisi de craint; et de tremblement, quand la terre se brisera, quand tous les hommes qui auront existé depuis Adam jusqu'à ce jour, sortiront du tombeau et seront enlevés ; quand le Christ paraîtra environné d'une telle gloire que la lune, le soleil ? toute lumière disparaîtront dans sa splendeur. Quelle langue pourrait dire cette félicité, cet éclat, cette gloire ?
O mon âme ! je sens naître mes larmes et mes soupirs, quand je songe quels biens nous perdons, de quel bonheur nous nous privons; et nous nous en privons (je parle ici pour moi), si nous ne faisons quelque chose de grand et de merveilleux. Que personne ne vienne ici me parler de l'enfer; la perte d'une telle gloire est plias terrible que tous les enfers, la privation de ce bonheur est pire que mille et mille supplices, Et pourtant nous soupirons encore après les choses du temps, et nous ne songeons pas à la malice. du démon, qui nous enlève de grandes choses pour de petites; qui nous donne de la boue pour nous prendre de l'or, que dis-je de l’or? le ciel même; qui nous montre l'ombre pour nous séparer de la réalité, et joue notre imagination par des songes (car la richesse de ce monde n'est qu'un songe), pour nous faire paraître nus et dépouillés, quand le jour viendra.