XXXV – JEAN DE LYCOPOLIS
[1] Il y eut un certain Jean dans la ville de Lyco, qui dans son enfance apprit le métier de charpentier; il avait un frère teinturier. Puis plus tard, arrivé à vingt-cinq ans environ, il renonça au monde. Et avant passé cinq ans dans différents monastères, il se retira seul sur la montagne de Lyco, s'étant fait sur le sommet lui-même trois chambres voûtées, et, y étant entré, il s'emmura. Or une des voûtes était pour les besoins de la chair, une où il travaillait et mangeait, et l'autre où il faisait ses prières. [2] Ayant passé trente années complètes enfermé et recevant par une fenêtre de celui qui l'assistait les choses nécessaires, il fut jugé digne du don de prédictions. Entre autres même il envoya différentes prédictions au bienheureux empereur Théodose, et, à propos du tyran Maxime, qu'après l'avoir vaincu, il s'en reviendra des Gaules. Et pareillement encore il lui donna de bonnes nouvelles au sujet du tyran Eugène. Un renom considérable se répandit relativement à sa vertu.
[3] Or pendant que nous étions dans le désert de Xitrie, moi et ceux qui entouraient le bienheureux Evagre, nous cherchions à apprendre avec précision quelle était la vertu de cet homme. Alors le bienheureux Evagre dit : « J'apprendrais volontiers de celui qui sait apprécier intelligence et discours, de quelle catégorie est l'homme. Car s'il arrive que moi-même je ne puisse le voir, mais que je puisse entendre exactement un autre raconter ce qui concerne sa manière de vivre, je ne vais pas jusqu'à sa montagne. Pour moi, ayant entendu et n'ayant rien dit à personne, je demeurai un jour en repos, et, le lendemain, ayant fermé ma cellule et ayant confié à Dieu moi-même avec elle, je me surmenai de hâte jusqu'en Thébaïde. [4] Et j'arrivai au bout de dix-huit jours, tantôt à pied, tantôt en bateau sur le fleuve. Mais c'était le temps de la crue, durant lequel beaucoup tombent malades, et certes c'est ce que moi aussi j'eus à supporter. Etant donc parti, je trouvai le vestibule de celui-là fermé. Car plus tard, les frères bâtirent à côté un vestibule très grand où tiennent environ cent personnes. Et, le fermant à clef, ils l'ouvraient le samedi et le dimanche. Par conséquent ayant appris la cause pour laquelle il avait été fermé, je restai tranquille jusqu'au samedi.
Et m’étant présenté à la deuxième heure pour l'entrevue, je le trouvai assis à la fenêtre, au travers de laquelle il paraissait consoler ceux qui s'en approchaient. [5] M'ayant donc salué, il me disait par interprète : « D'où es-tu, et pourquoi es-tu venu? Car je conjecture que tu es du couvent d'Evagre. » Je dis ceci : « Etranger, issu de Galatie. » Et j'avouai que j'étais dans l'intimité d'Evagre. Pendant que nous parlions, survint le gouverneur de la contrée, du nom d'Alypius. S'étant empressé vers lui, il abandonna la conversation avec moi. Alors m'étant retiré un peu, je leur donnai de la place en me tenant de loin. Mais eux conversant pendant longtemps, je nie décourageai et, étant découragé, je murmure contre le beau vieillard, de ce qu'il m'avait méprisé et qu'il avait honoré celui-là. [6] Et dégoûté à cause de cela, j'envisageais la pensée de me retirer en l’ayant méprisé. Mais ayant appelé son interprète, nommé Théodore, il lui dit : « Va, dis à ce frère : N'aie pas de petitesse d'âme. Tout à l'heure je congédie le gouverneur, et je te parle. » Alors je crus en lui comme en un inspiré et je m'appliquai à patienter encore. Et le gouverneur étant sorti, il me rappelle et me dit : « Pourquoi as-tu été blessé au sujet de moi? Qu'as-tu trouvé digne de blâme, puisque tu as pensé des choses qui ne s'appliquent pas à moi et qui ne te siéent pas? Ou bien ne sais-tu pas qu'il est écrit : « N'ont pas besoin de médecin ceux qui sont en santé, mais ceux qui éprouvent des malaises »(Luc, 5, 31)? Je te trouve quand je veux, et toi moi. [7] Et s'il arrive que moi je ne te console pas, d'autres frères ainsi que d'autres pères te consolent. Mais celui-ci est livré au diable par ses affaires mondaines, et, parce qu’il a respiré durant une heure bien courte, comme un esclave qui a fui son maître, il est venu pour recevoir de l'aide. Il eût donc été étrange que nous l'ayons laissé pour nous occuper de toi, alors que tu as du loisir continuellement pour ton salut. » Cela étant, l'ayant supplié de prier pour moi, je fus convaincu que c'était un homme inspiré. [8] Alors faisant le gracieux, ayant souffleté doucement de sa main droite ma joue gauche, il me dit : « Beaucoup d'afflictions t'attendent et tu as été en butte à des hostilités beaucoup pour sortir du désert. Et tu t'es montré timide et tu as différé. Mais le démon t'apportant des prétextes pieux et rationnels te relance. Il t'a suggéré en effet de regretter ton père et de catéchiser ton père et ta sœur en vue de la vie monastique. [9] Eh bien, voici que je t'annonce une bonne nouvelle : tous deux ont été sauvés, car ils ont renoncé au monde. Quant à ton père, en ce moment même, il a d'autres années à vivre. Par conséquent, tiens ferme dans le désert, et, à cause d'eux, ne veuille pas t'en aller dans ta patrie. Il est écrit en effet : « Personne ayant mis la main à la charrue et s'étant retourné en arrière n'est apte au royaume des cieux » Luc, 9, 62 . Alors ayant tiré profit de ces paroles et étant suffisamment raffermi, je rendis grâces à Dieu, ayant appris que les prétextes qui me pressaient étaient à leur fin.
[10] Ensuite il me dit de nouveau en faisant le gracieux : « Veux-tu devenir évêque? » Je lui dis ceci : « Je le suis. » Et il me dit : « Où? » Je lui dis : « Aux cuisines, aux caves, aux tables, aux vaisselles; je fais l'évêque là-dessus, et s'il arrive qu'il y ait du petit vin qui aigrisse, je le mets à part, mais je bois le bon. Pareillement, je suis aussi l'évêque de la marmite, et s'il manque du sel ou un des assaisonnements, je l'y mets et assaisonne, et alors je la mange. Tel est mon épiscopat : car c'est la gourmandise qui ma ordonné. » [11] Il me dit avec un sourire : « Quitte les plaisanteries. Tu as à être ordonné évêque. à peiner beaucoup et à être affligé. Par conséquent, si tu fuis les afflictions, ne sors pas du désert, car dans le désert personne ne peut t'ordonner évêque. »
M'étant alors séparé de lui, je m'en allai au désert dans mon endroit habituel, et je racontai ces choses mêmes aux bienheureux pères, lesquels, après deux mois, ayant navigué s'en allèrent et le rencontrèrent. Or moi j'oubliai ses paroles. Car après trois ans. je tombai malade d'une infirmité de rate et d'estomac. [12] De là je fus envoyé à Alexandrie par les frères et j'y soignai une hydropisie. D'Alexandrie, les médecins, à cause de l'air, me conseillèrent de me rendre dans la Palestine; car elle a de l'air léger en rapport avec notre tempérament. De Palestine je gagnai la Bithynie, et là, —je ne sais comment, soit par empressement des humains, soit par la bonne volonté du Plus-Puissant, Dieu le saurait, — je fus jugé digne de l'ordination sur moi : je m'étais mêlé aux conjonctures relatives au bienheureux Jean. [13] Et pendant onze mois, caché dans une cellule ténébreuse, je me souvins de cet (autre) bienheureux, parce qu'il m'avait prédit ce que j'ai subi. Et pourtant, à dessein de m'amener par son récit à la patience du désert, il me racontait ceci en ces termes : « J'ai quarante-huit ans de cette cellule ; je n'ai pas vu de visage de femme, pas d'image de monnaie; je n'ai pas vu quelqu'un en train de mâcher et quelqu'un ne m'a pas vu manger ni boire. »
[14] La servante de Dieu, Poeménie, s'étant approchée pour le voir, il ne se rencontra pas même avec elle ; mais il lui fit savoir aussi un certain nombre de choses secrètes. Puis il l'engagea à ne pas se détourner sur Alexandrie en descendant de la Thébaïde; « car autrement tu as à tomber sur des épreuves ». Mais elle, ayant calculé différemment ou bien ayant oublié, se dirigea sur Alexandrie pour voir la ville. Or pendant la route, ses embarcations abordèrent près de Niciopolis pour relâcher. [15] Cela étant, ses serviteurs étant sortis engagèrent, par suite d'un certain désaccord, une lutte avec les indigènes, gens furieux. Ceux-ci enlevèrent le doigt d'un eunuque, en tuèrent un autre, et n'ayant pas reconnu le très saint évêque Denys, ils le plongèrent même dans le fleuve, et elle, ils l'accablèrent d'injures et de menaces, après avoir blessé tous les autres serviteurs.