XLVII - CHRONIUS PAPHNUCE
[1] Un nommé Chronius, du village appelé Phœnicé, ayant mesuré, à partir de son propre village qui est proche du désert, quinze mille pas comptés du côté du pied droit, se mit là en prières et creusa un puits. Et ayant trouvé une eau très belle, distante de sept brasses, il se bâtit là un petit logement. Et du jour où il s'installa lui-même dans sa résidence, il demanda à Dieu de ne plus retourner du tout dans un endroit habité. [2] Mais quelques années ayant passé, il fut jugé digne de la prêtrise, une communauté de frères d'environ deux cents hommes ayant été rassemblée autour de lui. Or la vertu de son ascèse est rapportée ainsi : c'est qu'avant siégé soixante ans en officiant à l'autel, il ne sortit pas du désert, et ne mangea pas de pain d'autre provenance que du travail de ses propres mains.
Avec lui habitait un certain Jacob, du voisinage, au surnom de boiteux, ayant à un degré éminent de très grandes connaissances. Et tous deux furent connus du bienheureux Antoine. [3] Or un jour Paphnuce, celui qu'on surnommait Céphale. accourut aussi. Il avait un don de science des divines écritures de l'Ancien et du Nouveau Testament, l'interprétant tout entier sans avoir lu d'écritures; mais il était modeste au point de voiler sa vertu de prophétie. On rapporte de lui que pendant quatre-vingts ans, il n'eut pas en même temps deux tuniques. Nous étant trouvés avec eux, moi et les bienheureux Evagre et Albanais, nous cherchions à apprendre les causes qui font dévier ou déchoir ou défaillir les frères dans la vie comme il faut. [4] Il arriva en effet, en ces jours-là, que Chéré-mon l'ascète termina sa vie assis et qu'il fut trouvé mort sur sa chaise, tenant son ouvrage dans les mains. Et il arriva aussi qu'un autre frère creusant un puits fut englouti par ce puits. Et un autre, en revenant de Scété, mourut par suite du manque d'eau. Entre autres aussi, l'histoire d'Etienne, tombé dans un honteux libertinage, et d'Eucarpe, celle de Héron d'Alexandrie, celle de Valens de Palestine et celle de Ptolémée l'Égyptien de Scété. [5] Nous demandions donc quelle était la cause de ce fait que des hommes, vivant ainsi dans la solitude, avaient été les uns trompés dans leur esprit, les autres violemment entamés par la licence. Alors Paphnuce, le plus éclairé, nous donna cette réponse en ces termes : « Tout ce qui arrive se partage sur deux choses, la volonté de Dieu et sa permission. Par conséquent, tout ce qui se fait selon la vertu en vue de la gloire de Dieu, cela arrive par la volonté de Dieu ; mais aussi, d'un autre côté, tout ce qui est dommageable, périlleux, dû à des circonstances fâcheuses et à des défaillances, cela arrive par permission de Dieu. [6] Cependant cette permission est rationnelle; car il est impossible que celui qui pense avec droiture et vit avec droiture, succombe dans des fautes de déshonneur ou d'égarement par des démons. Par conséquent, tous ceux qui semblent embrasser la vertu pour une fin perverse, le vice de complaire aux hommes ou l'infatuation des pensées, ceux-ci aussi tombent par suite de faux pas : pour leur utilité, Dieu les abandonne, afin que ressentant, grâce à cet abandon, la différence qui résulte du changement, ils corrigent ou l'intention ou l'action. [7] Tantôt, en effet, l'intention pèche, lorsqu'elle a lieu par une fin mauvaise; mais tantôt aussi l'action, lorsqu'elle se fait d'une façon perverse ou non selon la manière qu'il faut, c'est ce qui arrive souvent même au vicieux qui, avec une intention perverse, fait l'aumône à des jeunes filles à cause d'une fin honteuse; mais son action est conforme à la raison, en ce sens qu'il donne assistance à une orpheline, à une solitaire, à une pratiquante d'ascétisme. D'autre part, il arrive aussi qu'on fait l'aumône avec une intention droite à des malades ou à des vieillards ou à des gens déchus de leur fortune, mais parcimonieusement et avec murmure : alors l'intention est bien droite, mais l'action n'est pas digne de l'intention. Il faut en effet que le miséricordieux fasse miséricorde avec gaieté et générosité. » [8] Puis ils disaient encore ceci en ces termes : « Il y a des qualités dans beaucoup d'âmes, dans les unes bonté naturelle de pensée, dans les autres aptitude pour ascèse. Seulement, lorsque ni l'action ni la bonté naturelle ne se produisent à cause du bien lui-même, et que ceux qui possèdent ces qualités ne les attribuent pas au Dieu qui donne les biens, mais à leur propre libre arbitre, à leurs dons naturels, à leur capacité, ces gens-là sont dans l'abandon ; mais une fois acquis à des pratiques honteuses ou à des sentiments honteux et au déshonneur, grâce à l'humiliation qui survient et au déshonneur, insensiblement, d'une certaine façon, ils se débarrassent de leur vanité à propos de leur prétendue vertu. [9] En effet, lorsque celui qui s'est enflé d'orgueil, en se prévalant de la bonté naturelle de ses discours, n'attribue pas à Dieu ce bon naturel ni le don gratuit de sa science, mais à son application ou à sa nature, Dieu éloigne de lui l'ange de sa providence. Quand celui-ci s'est détourné, celui qui se prévalait de son bon naturel est terrassé par l'Adversaire et tombe par sa présomption dans le dérèglement. C'est afin que, le garant de la tempérance étant retiré, ce qui est dit par eux devienne indigne de crédit : les gens pieux fuient alors l'enseignement venant de semblable bouche comme une fontaine contenant des sangsues, de sorte que s'accomplit ce qui a été écrit : « Dieu a dit au pécheur : Pourquoi racontes-tu mes jugements et reprends-tu mon alliance en ta bouche?» (Ps. 49, 16). [10] C'est qu'en vérité les âmes des vicieux ressemblent à diverses fontaines, les uns, gourmands et ivrognes, à des fontaines bourbeuses; les autres, avares et ambitieux, à des fontaines contenant des grenouilles; les autres, envieux, orgueilleux, mais ayant de l'aptitude pour la science, à des fontaines nourrissant des serpents, dans lesquels toujours la raison est flottante, mais personne n'y puise volontiers, à cause de l'amertume du caractère. C'est pourquoi David demandait en suppliant trois choses :
« bonté, règle de conduite et science » (Ps. 118, 66). Sans bonté, en effet, la science est inutile. [11] Et si celui qui est tel se corrige, ayant mis de côté la cause de son abandonnement, c'est-à-dire l'orgueil, s'il reprend de l'humanité, s'il reconnaît sa mesure en ne se prévalant pas contre quelqu'un, en rendant grâces à Dieu, la science accompagnée de sa preuve revient de nouveau en lui. Car des discours spirituels qui n'ont pas pour escorte une vie honnête et tempérante sont des épis flétris par le vent : ils ont bien l'apparence, mais on leur a dérobé les principes nutritifs. [12] Donc toute chute, soit par la langue, soit par la sensibilité, soit par action, soit par l'ensemble du corps, tend à un abandonnement, conformément à la proportion de la présomption, bien que Dieu ménage ceux qui sont abandonnés. En effet, si, au milieu de leur dérèglement, le Seigneur vient à rendre témoignage même à la bonté naturelle de leur esprit en leur octroyant l'éloquence, la superbe en fait des démons qui se prévalent avec leur impureté. »
[13] Et ces hommes nous disaient encore ceci : « Lorsque tu vois, dit-il, quelqu'un irrégulier dans sa conduite et persuasif en parole, souviens-toi du démon conversant, selon l'Ecriture, avec le Christ et du témoignage qui dit : « Le serpent était le plus prudent de tous les animaux de la terre » (Gen. 3, 1). Pour lui, la prudence tourna plutôt en dommage, parce qu'une autre vertu ne lui avait pas fait cortège; car il faut que celui qui est fidèle et bon pense ce que Dieu donne, qu'il dise ce qu'il pense et lasse ce qu'il dit. [14] Si en effet la parenté de la vie ne concorde pas avec la vérité des paroles, c'est, selon Job, du pain sans sel, qui ne sera nullement consommé, ou qui, consommé, conduira ceux qui le mangent à un malaise. « Car, dit-il, est-ce qu'on mangera du pain sans sel? « Est-ce qu'il y a du goût dans des discours vides » (Job. 6, 6), qui ne sont pas remplis du témoignage des œuvres? Donc, parmi les causes de ces abandonnements, l'une est en vue de la vertu cachée, afin qu'elle soit manifestée, comme celle de Job, Dieu négociant avec lui et disant : « Ne rejette pas mon jugement, ne pense pas que j'ai négocié avec toi autrement que pour que lu apparaisses juste » (Job. 40, 3). [15] Car tu m'étais connu, à moi qui vois les secrets, et, pendant que tu étais ignoré des hommes, au moment où l'on supposait que lu me servais pour la fortune, j'ai amené le contretemps, j'ai moissonné ta fortune, afin que je leur montrasse ta résignation reconnaissante. L'autre cause est en vue de la ruine de la superbe, comme à propos de Paul. En effet Paul fut abandonné, en butte à des contretemps, à des soufflets et à diverses afflictions, et il disait : « Il m'a « été donné une épine dans la chair, un ange de Satan, « pour me frapper à coup de poing, afin que je ne me « prévale pas » (II Cor. 12, 7). [16] Peut-être, au milieu de ses miracles, le repos, le succès et l'honneur qui lui arrivait l'auraient-ils jeté tout bouffi de vanité dans un orgueil diabolique. Egalement fut abandonné le paralytique à cause dépêchés, ainsi que le dit Jésus : « Voici que tu es devenu sain, ne pèche plus » (Jean, 5, 14). Également fut abandonné Judas qui préféra l'argent à la Parole, et c'est pour cela qu'il s'étrangla. Fut aussi abandonné Ésaü, et il tomba dans le dérèglement, ayant préféré du fumier d'intestins à une bénédiction paternelle. [17] En sorte que, ayant le sentiment de tout cela, Paul a dit : « Puisqu'on effet ils n'ont « pas jugé bon d'avoir Dieu dans une connaissance supérieure, Dieu les a livrés au sens réprouvé, jusqu'à faire ce qui n'est pas convenable » (Rom. 1, 28). Mais, sur quelques autres qui semblent avoir une connaissance de Dieu avec un esprit corrompu : Puisqu'on effet « ayant connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié ce ou remercié comme Dieu » Rom. 1, 21), « Dieu ce les a livrés à des passions de déshonneur » Rom. 1, 26). En sorte que, par là, nous connaissons qu'il n'y a pas moyen que quelqu'un tombe dans le dérèglement, sans avoir été abandonné par la providence de Dieu. »