XII.
Eh bien! que l'âme nous ait été rendue sensible par la chair, s'il est certain qu'il a fallu la manifester de manière ou d'autre, c'est-à-dire qu'elle était inconnue à elle-même et à nous, à la bonne heure. Toutefois la distinction est chimérique ici, comme si nous vivions séparés de notre âme, puisque notre âme est tout ce que nous sommes. Enfin, sans notre âme nous ne sommes rien; il ne nous reste plus même le nom d'hommes, mais celui de cadavres. Si donc nous ne connaissons pas notre âme, elle ne se connaît pas elle-même. Il s'agit donc d'examiner simplement si l'âme a été ici-bas inconnue à elle-même, pour qu'il y ait eu obligation de la manifester par tous les moyens possibles. |412
La nature de l'âme, si je ne me trompe, est de sentir. A vrai dire, point d'animal sans sentiment; point de sentiment sans âme. Pour m'exprimer plus énergiquement encore, le sentiment est l'âme de l'âme. Par conséquent, puisque l'âme donne le sentiment à tous les êtres, et qu'elle connaît non-seulement leurs qualités, mais aussi tous leurs sentiments, quelle vraisemblance y a-t-il qu'elle n'ait pas reçu dès le principe le sentiment de ce qu'elle est. D'où vient qu'elle connaît des nécessités de sa nature1 ce qu'il lui est indispensable de connaître, si elle ignore sa condition naturelle à laquelle ces vérités sont nécessaires. Il est aisé de voir que chaque âme a la connaissance de soi-même, connaissance sans laquelle nulle âme ne pourrait se gouverner. A plus forte raison croirai-je que l'homme, qui de tous les êtres vivants est le seul raisonnable, a reçu une âme intelligente et qui fait de lui un être raisonnable, parce qu'elle est avant tout capable de raison. Or, comment cette âme qui fait de l'homme un être raisonnable, sera-t-elle raisonnable elle-même, si elle ignore sa propre raison, ne se connaissant pas soi-même? Tant s'en faut qu'elle s'ignore elle-même, qu'elle connaît son auteur, son juge et sa propre condition. Avant d'avoir rien appris encore sur Dieu, elle nomme Dieu: avant de rien connaître de ses jugements, elle se recommande à Dieu. Rien qu'elle entende plus souvent que ces mois: Il n'y a point d'espérance après la mort! Et cependant elle adresse des vœux ou des imprécations à ceux qui ne sont plus. J'ai développé plus au long cet argument dans le traité du Témoignage de l'âme.
D'ailleurs, si l'âme ne se connaissait pas elle-même dès son origine, tout ce qu'elle a dû apprendre du Christ, c'est ce qu'elle est. Toutefois ce qu'elle a appris du Christ, ce n'est point à connaître sa forme, mais son salut. Voilà |413 pourquoi le Fils de Dieu est descendu et a pris une âme, non pas afin que l'âme se connût en Jésus-Christ, mais afin qu'elle connût Jésus-Christ en elle-même; car elle n'est point en péril de salut pour ne se connaître pas, mais pour ne connaître pas le Verbe de Dieu. « La vie, dit-il, nous a été manifestée, » et non pas l'âme. Ailleurs: « Je suis venu sauver l'âme. » Il n'a pas dit: « Je suis venu la faire connaître. » Peut-être ignorions-nous que notre âme, quoique invisible de sa nature, pût naître et mourir, en quelque sorte2, si elle ne se fût présentée à nous sous forme corporelle. Mais ce que nous ignorions assurément, c'est qu'elle devait ressusciter avec la chair. Voilà la vérité que le Christ est venu manifester en lui-même. Mais il ne l'a point manifestée en lui-même autrement que dans la personne d'un Lazare, dont la chair n'avait point les qualités de l'âme, ni l'âme par conséquent les qualités de la chair. Qu'avons-nous donc appris de la nature de l'âme que nous ayons ignoré auparavant? Quelle partie invisible d'elle-même avait besoin de devenir visible par la manifestation de la chair?