25.
Reste à considérer pour quel motif ne doivent pas être suivis ceux qui promettent de nous conduire par 1a raison. Déjà nous avons dit comment on peut, sans être blâmable , suivre ceux qui nous ordonnent de croire; quant à ces panégyristes de la raison, quelques personnes pensent qu'en allant à eux, loin de mériter des reproches, elles font au contraire une action louable. Mais c'est une erreur. Il y a dans la religion deux sortes de gens dignes d'éloge : les uns qui ont déjà trouvé la vérité, et ceux-là, il faut les considérer aussi comme très-heureux; les autres qui la cherchent avec beaucoup d'ardeur et de loyauté. Les premiers sont donc déjà en possession de la vérité, les autres sont seulement sur le chemin, mais avec la certitude d'y arriver. Le reste des hommes forme trois classes, qui toutes ne méritent que la réprobation et l'anathème. L'une est celle des hommes qui n'ont que des opinions, c'est-à-dire, qui croient savoir ce qu'ils ne savent pas: La seconde comprend ceux qui sentent, il est vrai, qu'ils ne savent pas, mais qui ne s'occupent pas des moyens de trouver. La troisième se compose de ceux qui, sans se figurer qu'ils savent, ne veulent pas chercher. Il y a pareillement dans les esprits humains trois faits analogues et bien dignes d'être remarqués ; ce sont comprendre, croire, penser. A les considérer en eux-mêmes, le premier n'est jamais blâmable, le second l'est quelquefois seulement, le troisième toujours. En effet, il y a un grand bonheur à comprendre les choses grandes, honnêtes, divines. Comprendre des choses superflues ne nuit en rien ; seulement on s'est peut-être fait tort en les apprenant, parce qu'on leur a sacrifié des études nécessaires. Pour les choses nuisibles, il est malheureux non de les comprendre, mais de les commettre ou de les subir. Qu'un homme sache comment ses ennemis peuvent être tués sans danger pour lui, ce n'est pas le fait de savoir, c'est le désir qui le rend coupable; s'il n'a pas ce désir, qu'y a-t-il de plus innocent que lui ? Quant au fait de croire, il est blâmable lorsque -l'on croit sur Dieu quelque chose d'indigne de lui, ou que l'on croit sur l'homme à la légère. Dans tout le reste on n'est pas blâmable de croire quelque chose, si on comprend qu'on ne sait pas cette chose. Je crois, par exemple, que des scélérats conjurés contre Rome ont péri jadis, grâce au courage de Cicéron ; or non-seulement je ne sais pas cela, mais même je sais positivement qu'il m'est impossible de le savoir. Quant à se faire des opinions, c'est pour deux motifs une chose très-blâmable, parce qu'on ne peut apprendre quand on s'est persuadé qu'on sait déjà, si toutefois la chose peut être apprise; et que par elle-même la légèreté est le signe d'un esprit mal fait. Un homme a beau croire qu'il sait le trait que je viens de citer sur Cicéron, (du reste rien ne l'empêche d'apprendre ce trait, bien qu'il soit impossible d'en constater la certitude scientifique),, comme il ne comprend pas qu'il y a une grande différence entre connaître une chose par un procédé certain de l'intelligence, ce que nous appelons comprendre, et confier utilement cette chose à la renommée ou aux lettres pour qu'elle soit crue de la postérité, cet homme certainement se trompe, et il n'est pas d'erreur qui n'entraîne un blâme. Ainsi donc, ce que nous comprenons, nous le devons à la raison ; ce que nous croyons, à l'autorité ; ce que nous nous figurons, à l'erreur. Mais tout homme qui comprend, croit; il en est de même de quiconque se figure une chose ; tandis que l'homme qui croit ne comprend pas toujours, et que celui qui se figure une chose ne comprend jamais. Si donc nous rapprochons ces trois choses des cinq espèces de gens dont nous avons parlé un peu plus haut, et dont les deux premières méritent les éloges, tandis que les trois autres sont blâmables ; nous trouvons que la première espèce, celle des heureux, croit à la vérité, et que la seconde espèce, composée d'hommes désireux et amateurs de la vérité, croit à l'autorité. Chez ces deux espèces d'hommes la croyance est louable.
Dans la première classe des gens blâmables, composée de ceux qui se figurent savoir ce qu'ils ne savent pas, il y a certainement une crédulité répréhensible. Les deux autres classes qui méritent la réprobation, ne croient rien : ce sont ceux qui cherchent la vérité sans espoir de la trouver, et ceux qui ne la cherchent pas du tout. Il ne s'agit ici que de choses qui ont rapport à quelque science ; car dans tout le reste de la vie, je ne vois pas comment un homme pourrait ne rien croire. Du reste ceux qui dans leurs actes disent qu'ils n'admettent que des probabilités, veulent plutôt passer pour ne pouvoir rien savoir que pour ne rien croire. Qui en effet ne croit pas ce qu'il approuve? ou comment ce qu'on admet, si on ne l'approuve pas, peut-il être probable? Ainsi donc on peut compter deux espèces d'adversaires de la vérité : l'une comprend ceux qui attaquent la science seule ment, mais non la foi ; l'autre ceux qui condamnent ces deux choses. Ces derniers toutefois peuvent-ils se rencontrer dans la vie humaine, je l'ignore encore. Si je suis entré dans ces détails, c'est pour que nous voyions bien qu'avec la foi, même aux choses que nous ne comprenons pas encore, nous échappons à la légèreté des sceptiques. Car ceux qui disent qu'il ne faut rien croire que ce que nous savons , ne songent qu'à se prémunir contre cette qualification de sceptiques, qualification triste et honteuse, il faut l'avouer. Mais s'ils considéraient attentivement qu'il y a une grande différence entre se figurer que l'on sait, et croire sur la foi de quelque autorité ce, qu'on voit que l'on ne sait pas, ils éviteraient certainement tout reproche d'erreur, d'arrogance et d'orgueil.