72.
Jul. Mais à quoi te sert-il d'exposer avec une si prudente réserve une doctrine dont l'absurdité se révèle d'elle-même? Considère les conclusions auxquelles tes subtilités te conduisent. La première, c'est que la nature pèche sans le concours de la volonté : ce qui est impossible. La seconde, c'est que la nature est péché, et que cependant elle ne pèche point; en d'autres termes, une chose existe et n'existe pas. De plus, quand la nature trouble la paix. elle est digne de compassion et elle ne subit aucun châtiment pour un crime aussi grave ; mais quand elle accomplit l'iniquité, elle mérite la damnation. Cependant, de même que c'est la loi du péché qui, en réalité, est digne de supplice de même aussi cette loi est une excuse légitime pour la volonté de l'homme. Car une toi qui nous violente, qui fait partie de notre nature, et à laquelle on ne peut se soustraire un seul instant, une telle loi ne saurait être surmontée par la volonté : et personne n'est coupable pour une chose qu'il lui a été impossible d'éviter. Mais la loi elle-même ne pèche pas non plus, par la raison qu'elle n'a pas pu agir autrement. Dieu impute donc à l'homme des fautes que celui-ci n'a pu éviter ; tandis que lui-même n'est contraint par personne à faire une imputation si injuste : et tous les autres étant ainsi absous, celui-là se trouve être seul coupable, qui, avec une audace surprenante impute aux premiers des actions que la nécessité leur a fait commettre, tandis que lui-même pèche sans y être contraint par aucune nécessité. Courage, montre combien tu es habile, ô très-illustre controversiste, toi qui, grâce aux ressources de la rhétorique carthaginoise, as su, pour exalter le prix des dons, ôter aux lois de l'équité tout leur mérite; toi qui as su, pour établir la doctrine d'une grâce imaginaire, renverser les droits de la.justice; et pour jeter le déshonneur sur la nature, porter une accusation contre le Créateur des hommes, mais une accusation si odieuse que ton Dieu paraît plus coupable non-seulement qu'un pécheur quel qu'il soit, mais que la loi du péché elle-même. Et après cela tu insultes comme un païen aux prêtres catholiques, en disant qu'ils nient la grâce du Christ, tandis qu'ils défendent sa justice : car pour nous, nous louons à la vérité la miséricorde du Christ dans les remèdes qu'il nous offre, mais sans aucun préjudice pour la justice des lois qu'il a portées.
Aug. Plût à Dieu que tu connusses les prêtres catholiques qui, longtemps avant le commencement de votre hérésie, ont dit que la nature humaine a été corrompue par la concupiscence de la chair, par cette concupiscence qui convoite contre l'esprit, quoique l'esprit convoite à son tour contre elle, et qui n'est pas autre chose que la loi du péché résistant à la loi de l'esprit depuis le péché qui a été commis dans le paradis; c'est pour cela que tous sont aujourd'hui, en naissant, assujettis à cette concupiscence ; c'est pour cela que dans les saints l'esprit résiste à cette convoitise de la chair, afin qu'ils vivent dans la justice en luttant contre elle jusqu'à ce que, le salut de l'homme étant accompli et les désirs de la chair étant devenus parfaitement conformes aux désirs de l'esprit, elle n'existe plus. Ambroise dit que, par suite de la prévarication du premier homme, la lutte entre la chair et l'esprit est devenue la condition naturelle et permanente de l'humanité; voici en quels termes cette lutte nous est dépeinte par Cyprien de Carthage, dont tu n'oseras pas, je l'espère, tourner en dérision la rhétorique carthaginoise, comme tu as osé le faire à l'égard de mes paroles : « Il y a », dit-il, « une lutte contre la chair et l'esprit; leurs inclinations opposées donnent lieu à des combats journaliers; nous ne faisons pas ce que nous voulons, parce que l'esprit porte tous ses désirs vers les choses célestes et divines, tandis que la convoitise de la chair n'a d'autre objet que les choses terrestres et mondaines; et voilà pourquoi nous demandons que, par le secours et la grâce de Dieu, la concorde s'établisse entre l'esprit et la chair, afin que tous deux, s'unissant pour accomplir la volonté de Dieu, l'âme conserve la vie nouvelle qu'elle a reçue de lui. C'est ce que l'Apôtre déclare hautement et en termes clairs et manifestes : « La chair, » dit-il, « convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; car ces deux choses sont opposées l'une à l'autre, de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez[^5] ». Tu avoues que cette harmonie entre la chair et l'esprit, qui, suivant Cyprien, est l'objet de nos voeux et des prières que nous adressons à Dieu, n'existait pas non plus dans le paradis avant le péché ; ou bien, si elle a existé alors, pourquoi ne confesses-tu pas qu'elle a disparu quand la nature a été fléchie par la prévarication du premier homme et qu'une déplorable discorde a succédé à cette heureuse paix de l'âme et du corps? Et tu t'indignes sous prétexte que nos paroles sont une injure adressée à des prêtres catholiques, c'est-à-dire à vous, quand nous disons que vous niez la grâce de Jésus-Christ; tandis que vous insultez vous-mêmes, avec autant d'impudence que d'impiété, ces prêtres véritablement catholiques dont je viens de citer les expressions, quand vous m'adressez, avec une aveugle fureur, ces paroles injurieuses, à moi qui suis et qui défends leur foi ! L'Apôtre dit: « Marchez selon l'esprit, et vous n'accomplirez point les désirs de la chair[^6] ». Dis-moi, je te prie, pourquoi les nomme-t il , ces désirs, s'ils n'existent pas? Pourquoi, s'ils sont bons, défend-il qu'on les accomplisse? Mais il montre ensuite en quoi consistent ces désirs « La chair », dit-il, « convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; car ils sont opposés l'un à l'autre, de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez ». A qui s'adressait-il, quand il disait: « De telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez?» S'adressait-il , suivant voire interprétation merveilleuse , aux Juifs qui n'avaient pas encore reçu la grâce de Jésus-Christ, et non pas à ceux à qui il avait dit plus haut: « Est-ce par suite des oeuvres de la. loi que vous avez reçu l'Esprit., ou par suite da l'audition de la foi[^1]? » Ainsi donc, il disait que les fidèles chrétiens ne faisaient pas ce qu'ils voulaient, parce que la chair convoitait contre l'esprit. Comment cela, sinon parce qu'ils voulaient que la partie inférieure qui était en eux conformât ses volontés aux volontés de la partie supérieure ; en d'autres termes, que la chair se soumît à l'esprit; mais qu'ils ne pouvaient réaliser ce qu'ils voulaient, et qu'il ne leur restait plus qu'à ne point obéir aux suggestions mauvaises, mais à convoiter avec l'esprit contre la chair? D'autre part, cependant, si, en réalité et comme vous le pensez, ils commettaient même sans le vouloir des actions coupables à cause de l'habitude mauvaise qui était en eux, comment donc peux-tu dire que la nature ne saurait pécher sans le consentement de la volonté, puisque lu reconnais que ces fidèles commettaient le péché sans le vouloir? Nous avons déjà dit plus haut pourquoi la concupiscence de la chair a reçu le nom de péché et celui de loi du péché[^2]; or, si c'est un acte de vertu de résister à ses suggestions mauvaises, elle est donc sans aucun doute mauvaise en elle-même, par le fait seul qu'elle porte ses désirs sur des choies illicites, quand même ces désirs n'obtiendraient pas le consentement intérieur de la volonté et qu'ils ne seraient pas accomplis extérieurement. Conséquemment, vous détruisez la justice de Dieu quand vous dites que les misères qui pèsent sur le genre humain, et qui frappent même l'enfance, ne sont en aucune manière la suite du péché; et vous ne demandez pas à Dieu la grâce de ne pas entrer en tentation[^3], c'est-à-dire de ne point pécher, parce que vous mettez votre confiance dans vos propres forces, et votre aveuglement vous empêche de voir que vous êtes désignés et condamnés dans un des saints psaumes[^4], on du moins votre stupidité vous empêche d'éprouver aucun sentiment de douleur à ce sujet.
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De l'Oraison dominicale.
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Gal. V, 17, 16.
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Gal. III, 2.
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Ch. LXXI.
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Matt. XXVI, 41.
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Ps. XLVIII, 7.