47.
Julien. Tout ce qui leur vient dans le cours de l'existence n'est pas toujours nécessaire, mais possible en grande partie. C'est ce que l'on peut voir dans tous les corps ; mais la discussion nous mènerait trop loin : donnons néanmoins quelques exemples. Il est de la nature des corps de s'accroître par la connexion, de se dissoudre par la division; donc, puisqu'ils meurent, ils sont susceptibles de blessures. Qu'ils puissent être blessés, c'est là pour eux la nécessité; qu'ils le soient, c'est le possible. Ainsi c'est après le nécessaire que vient la nature du possible, puisque l'effet du possible n'est point nécessaire. Par exemple, un cheval, un boeuf, et d'autres animaux semblables sont vulnérables par nature, et dès lors ils sont nécessairement susceptibles de souffrir; mais il n'est point toujours nécessaire qu'ils soient blessés. Qu'un gardien vigilant les préserve de toute plaie, ils ne seront point blessés; qu'on ne les garde pas, au contraire, les blessures deviennent possibles. Il y a donc une grande différence entre ce qui est possible et ce qui est nécessaire, et négliger cette distinction c'est courir à d'innombrables erreurs. Une comparaison donnera quelque lumière : des antagonistes de la médecine se sont trompés en soutenant que cet art n'est d'aucune utilité ; et ils font ce raisonnement : Est-ce à ceux qui doivent mourir ou à ceux qui doivent vivre que la médecine est utile ? S'ils doivent mourir, elle n'avance à rien ; s'ils doivent vivre, elle est superflue. Celui qui doit mourir meurt en dépit de ses efforts, et celui qui doit vivre peut être sauvé en dehors de ses soins. Conclusion aimable et polie ! mais que les champions de la médecine renversent de cette manière : Cet art, disent-ils, est utile non pour ceux qui doivent vivre ou mourir nécessairement, mais pour ceux chez qui cela est simplement possible. L'art médical ne saurait donc soulager celui qui doit certainement mourir, puisqu'il ne saurait le faire immortel ; il ne sert point à celui qui sans aucun doute doit guérir ; mais, à celui qui, sans secours, peut tomber en grand danger, et avec des soins peut être sauvé. De même donc qu'il est inutile pour celui dont la vie ou la mort sont du domaine du nécessaire, de même cet art peut être utile à celui dont la vie et la mort sont du domaine du possible. Les premiers donc, pour contredire les champions de la médecine, ont donné la conclusion du possible à une proposition qui commençait par le possible, genre de discussion qui s'étend à l'infini. Ainsi, par exemple, la loi défend l'homicide, elle défend aussi de s'exposer à cette négligence qui devient un danger: Voir ce qu'elle dit du taureau qui donne de la corne[^1] , ou des galeries des toitures[^2]. Mais on peut dire : Est-ce à l'homme qui doit vivre ou à celui qui doit mourir que ces précautions viennent en aide? A l'homme qui doit mourir elles ne servent de rien; pour celui qui doit vivre, elles sont superflues. Si on suppose ces deux alternatives, ce qui est nécessaire arrivera ou par les obstacles ou sans les obstacles. Mais c'est ce qui est faux, car des soins sont toujours utiles à des mortels ; afin d'éviter, grâce à tous ces soins, tout ce que l'incurie peut leur imposer. Autre donc est ce qui vient du possible, autre ce qui vient du nécessaire.
Mettons au jour maintenant combien ces prolégomènes nous sont utiles. Dieu a doué l'homme du libre arbitre et d'une bonne nature , laquelle deviendrait capable des vertus qu'elle acquerrait par son courage et sa soumission ; mais nul moyen ne pouvait constater ce libre arbitre, que le pouvoir de pécher. Donc en lui la liberté est la part du nécessaire, la volonté celle du possible. Il ne saurait donc n'être point libre, mais on ne saurait lui imposer telle ou telle volonté, et l'effet de ce qui est nécessaire est simplement possible. Pécher est donc dans le domaine du possible et non du nécessaire; parce que dans le nécessaire, il n'est plus censé acteur, mais bien auteur. Or, que l'homme puisse agir, c'est ce qui lui vient entièrement de Dieu ; que le possible se réalise en acte, c'est ce qui vient de lui.
Augustin. Que penses-tu du diable dont il est dit « qu'il pèche dès le commencement[^3] ? » Est-ce par nécessité qu'il pèche, ou par possibilité? S'il y a nécessité, c'est à toi de voir comment ton argumentation l'exempte de péché; si cela n'est que possible, il peut donc ne point pécher, il peut avoir une bonne volonté, il peut faire pénitence et obtenir de Dieu miséricorde : puisque Dieu ne méprisera point un coeur contrit et humilié[^4]. C'est ce que plusieurs ont pensé, à la suite d'Origène, dit-on ; mais, tu ne l'ignores pas sans doute, cela est contraire à la foi catholique c'est ce qui fait que d'autres justifient ou du moins veulent justifier Origène de cette erreur. Il reste donc à conclure que cette nécessité de pécher est pour le diable, et avant le supplice du feu éternel, un grand châtiment : et qu'on ne saurait l'exempter de crime, parce que c'est pour lui le châtiment d'un grand crime, que le mal seul puisse lui plaire, et la justice lui déplaire. Il n'aurait donc pu parvenir à cette nécessité de pécher qui est un châtiment, s'il n'eût péché tout d'abord par sa libre volonté et sans aucune nécessité. D'où il suit que cette définition du péché: faire ce que défend la justice, et dont nous pouvons librement nous abstenir, s'applique simplement à ce qui n'est que péché et non en même temps peine da péché.
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Exod. XXI, 28-32.
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Deut. XXII, 8.
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Jean, XXI, 8.
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Ps. L, 18.