19.
L'ABBÉ ABRAHAM. C'est l'indice d'une crainte déraisonnable, ou plutôt la preuve d'une grande tiédeur, que de ne vouloir jamais être visité par personne. Celui qui ne fait que se traîner avec peine dans la voie qu'il a choisie, et reste toujours le vieil homme, ne doit être visité ni par les saints, ni par le moindre de ses frères; mais vous, si vous brûlez d'un amour vrai et parfait pour Notre-Seigneur, si vous cherchez de toute la ferveur de votre âme Celui qui est la charité même, vous aurez beau vous réfugier dans des lieux inaccessibles, les hommes viendront nécessairement vous visiter. Plus l'ardeur de l'amour vous rapprochera de Dieu, plus les saints religieux accourront en foule vers vous. Car peut-on , selon la parole du Seigneur, cacher une ville placée sur la montagne? « Ceux qui m'aiment, dit le Seigneur, je les glorifierai, et ceux qui me méprisent seront confondus. » (S. Matth., V, 14. — I Rois, II, 30.) Mais vous devez reconnaître là une des ruses les plus subtiles du démon, un des piéges les plus cachés où il fait tomber les faibles et les imprudents ; en leur promettant de grands avantages, il les prive de ceux dont ils jouissent tous les jours. Il leur persuade qu'ils devraient rechercher des solitudes plus vastes et plus profondes ; il leur en fait intérieurement d'admirables peintures. Ces lieux inconnus, et qui n'existent même pas, sont prêts et disposés à nous recevoir; ils nous attendent, et nous pourrons en prendre possession sans difficulté. Les habitants de ces pays sont dociles, et il sera facile de les convertir. Le tentateur promet ainsi aux âmes des fruits plus abondants pour leur faire perdre ceux dont elles sont assurées maintenant. Mais lorsqu'un religieux, trompé par ces espérances, quitte la société de ses supérieurs, qui lui était si profitable, sans trouver ce que lui avait représenté son imagination, il se réveille comme d'un profond sommeil, et regrette la perte de tous ses rêves. Le démon l'accable de difficultés plus grandes, et l'entoure de si grands embarras qu'il n'a pas même le temps de penser aux avantages qu'il lui avait promis; et s'il rie reçoit plus les quelques pieuses visites de ses frères, qu'il voulait éviter, il est soumis aux invasions continuelles des gens du monde , qui l'empêcheront désormais de goûter, tant soit peu, la paix de la solitude, et de suivre les règles de la vie religieuse.