8.
Ce serait donc une folie manifeste de trop ménager le corps puisque ce ménagement nuit à l'âme aussi bien qu'au corps. Si nous nous accoutumions à dédaigner celui-ci , nous ne serons plus guère touchés des choses humaines. Quel besoin aurons-nous des richesses , si nous dédaignons les plaisirs corporels Pour moi, je ne le vois pas, à moins que, comme les dragons de la fable, nous n'ayons du goût à garder des trésors enfouis. Ceux qui auront appris à n'être pas esclaves des passions, seront bien éloignés de rien faire ou du rien dire de bas pour acquérir des richesses. Tout ce qui est superflu, quand ce seraient les sables de la Lydie, ou les ouvrages de ces fourmis qui apportent l'or1, ils le mépriseront d'autant plus qu'ils en sentiront moins le manque. ils règleront l’usage des choses sur les besoins de la nature , et non sur le plaisir. Quiconque ne suit pas cette règle, placé comme sur un penchant, est entraîné par la pente sans pouvoir s'arrêter. Plus il amasse, plus il veut amasser encore pour satisfaire ses désirs, suivant cette sentence de Solon , fils d'Exécestide : Les mortels ne mettent aucunes bornes au désir des richesses2. Théognis peut aussi nous servir de maître ; il disait : Je n'aime ni ne souhaite les richesses; je me contenterai de peu avec une vie exempte de douleur. Pour moi , je ne puis me lasser d'admirer le mépris que faisait Diogène de toutes les prospérités humaines. Il prétendait être plus riche que le grand roi3, parce qu'il avait besoin pour vivre de moins de choses que lui. Et nous, à moins que nous n'ayons tout l'or, les terres et les troupeaux innombrables du Mysien Pythius4, nous ne sommes pas contens ! Toutefois , ne désirons pas es richesses, si nous en manquons ; si nous en avons, applaudissons-nous plus de savoir en user que de les posséder. C'est une belle parole de Socrate, qui, voyant un riche fier de ses grands biens, dit qu'il ne l'admirerait. pas avant que l'expérience lui eût appris comment il savait user de sa fortune. Si Phidias et Polyclète , qui firent deux statues admirables, l'un de Jupiter pour la ville d'Elée, l'autre de Junon pour Argos, avaient plus estimé l'or et l'ivoire de leurs statues, que leur art qui donnait tant de prix à l'ivoire et à l'or, ils se seraient rendus ridicules en se glorifiant d'une richesse étrangère. Et nous, qui croyons que la vertu humaine n'est pas assez décorée par elle-même, nous nous imaginons être à l'abri de tout reproche !
Mais ce n'est point assez de mépriser les richesses et de dédaigner les plaisirs des sens, si nous recherchons la flatterie et les fausses louanges, si nous imitons les finesses et les ruses du renard d'Archiloque5. Un homme sage ne doit rien tant éviter que la vaine gloire et le désir de plaire au peuple. Prenant en tout la raison pour guide, il faut qu'il aille droit au but jugé le meilleur, sans être détourné par les contradictions des hommes, par les affronts et par les périls. Celui qui n'est point élans ces sentiments, ne ressemble-t-il pas à ce savant égyptien qui se métamorphosait en plante, en bête, en feu, en eau, qui prenait toutes les formes qu'il voulait6 ? C'est ainsi qu'un flatteur change avec les circonstances et avec les personnes. Il louera ce qui est juste devant des hommes qui aiment la justice , il tiendra un autre langage devant d'autres qui ne pensent pas de même. Il changera d'opinions au gré de ceux avec lesquels il vit, comme le polype7 prend la couleur de la terre qu'il touche.
Tout ce que je viens de dire, nous l'apprendrons plus parfaitement dans nos livres ; mais aidons-nous des instructions profanes pour tracer au moins une première ébauche de vertu. Ceux qui rassemblent de tous côtés ce qui peut leur être utile, sont comme les fleuves qui se grossissent des ruisseaux qu'ils recueillent de toutes parts dans leur course. Suivant Hésiode, les sciences s'acquièrent peu à peu, comme les trésors s'accumulent en réunissant plusieurs sommes modiques. Bias répondit à son fils qui partait pour l’Egypte, et qui lui demandait ce qu'il devait faire pour lui plaire davantage : Vous me plairez, lui dit-il, si vous amassez des provisions pour la vieillesse. Par ces provisions, il entendait la vertu qu'il resserrait dans des limites fort étroites , en bornant son utilité à la vie humaine. Pour moi, quand on compterait les années de Tithon ou d’Arganthonius8, qu'on y joindrait celles de Mathusalem (Gen. 5. 27. ), qui a vécu près de mille ans ; quand on rassemblerait tous les âges des hommes depuis qu'il en existe, je me rirais de tout cela comme d'une idée d'enfant, en le comparant à la vie future , dont il n'est pas plus possible d'imaginer le terme, que de supposer la fin de l'âme qui est immortelle. Je vous exhorte à faire des provisions pour le grand voyage, et à ne rien négliger de ce qui vous fera parvenir plus aisément à votre patrie véritable. Si le chemin offre des difficultés et des fatigues , ne perdons pas courage ; mais rappelons-nous celui qui nous engage à choisir le meilleur plan de vie, et à croire que l’habitude nous adoucira toutes les peines. Il est honteux de perdre le présent pour avoir à regretter le passé, lorsque tous les regrets seront superflus.
Je viens de vous dire les vérités dont j'ai cru que vous retireriez le plus de fruit, et je ne cesserai jamais de vous donner les meilleurs conseils. Il est trois sortes de malades ; prenez garde de ressembler aux plus incurables, et que les infirmités de vos aines ne se rapprochent de celles de leurs corps. Ceux qui ne sont que médiocrement malades vont trouver eux-mêmes le médecin ; d'autres, dont les maladies sont plus graves, le font venir dans leur maison ; mais ceux qui sont attaqués d'une mélancolie noire qu'il est impossible de guérir, ne peuvent souffrir le médecin qui vient les visiter. Craignez d'être aussi à plaindre qu'eux, si vous rebutez les esprits les plus sages.
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Ce sont sans doute ces fourmis de l'Inde dont parle Hérodote dans son troisième livre; fourmis aussi grandes que des renards , qui fouillent la terre cousine les autres , et qui , pour se taire des logements, apportent au-dessus un sable rempli de gains d'or. ↩
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Le vers que cite le Grec se trouve dans Théognis, v. 227 , avec une très-légère différence. ↩
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Par grand roi , les Grecs entendaient toujours le roi de Perse. ↩
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Il paraît que ce Pythius est le même dont il est parlé dans le septième livre de l’histoire d’Hérodote. D’après l’historien, l'orateur aurait dû dire le Lydien de Pythius. ↩
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Archiloque, connu par ses poésies satiriques, avait composé des apologues dans lesquels le renard jouait le principal rôle. On disait donc le renard d'Archiloque, comme nous disons quelquefois le renard de La Fontaine. ↩
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Ce savant égyptien était un roi d'Egypte, homme de peu de naissance, mais fort habile, nommé Cetès par les Egyptiens, et Protée par les Grecs. On peut voir, dans l'Hérodote de M. Larcher, t. 2. p. 387 et 388, ce qui a donné lieu à ce que la fable raconte de Protée. ↩
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Plutarque se sert de la même comparaison dans le Traité sur la manière de distinguer un flatteur d'un ami. ↩
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On connaît Tithon , époux de l'aurore , qui parvint a une extrême vieillesse , et fut changé en cigale. Argathonius, roi des Tartessiens , régna 80 ans, et en vécut 120. Voyez Hérodote, livre premier de son histoire. ↩