4.
C'est un accident assez grave, assez tragique pour mériter d'attirer votre attention ; ne passons donc pas inhumainement sans nous arrêter devant un spectacle si lamentable ; mais, si d'autres le font, ne le faites pas, vous ; ne dites pas en vous-mêmes : Je suis un homme du monde , j'ai femme et enfants ; c'est là l'affaire des prêtres, c'est l'affaire des moines. Le Samaritain ne dit pas: Où sont les prêtres? où sont les pharisiens? où sont les docteurs des Juifs? Ravi de rencontrer une si belle occasion d'exercer sa charité, il la saisit comme une riche épave. Suivez cet exemple; voyez-vous quelqu'un avoir besoin d'un secours corporel ou spirituel, ne dites pas en vous-mêmes pourquoi un tel et un tel rie l'ont-ils pas traité ? Mais délivrez-le de la maladie, et ne demandez pas compte aux autres de leur négligence. Dites-moi, si vous trouviez à terre une pièce d'or, est-ce que vous diriez en vous-mêmes : pourquoi un tel et un tel ne l'ont-ils pas prise? Ne vous empresseriez-vous pas de vous en saisir avant les autres ? Raisonnez de même sur vos frères tombés, et pensez que prendre soin d'eux , c'est avoir trouvé un trésor. Si vous répandez sur eux la doctrine, ou l'huile de la parole, si vous les attachez par la mansuétude et si vous les soignez par la patience, ils vous rendront plus riches que la possession de tous les trésors possibles. Car, est-il dit : Celui qui tire ce qui est précieux de ce qui est vil sera comme la bouche de Dieu. (Jérém. XV, 19.) Que peut-il y avoir de comparable? Ce que ni le jeûne, ni le coucher sur la dure, ni les veilles, ni aucune autre austérité ne peuvent faire, le salut que l'on procure au prochain le fait. Rappelez-vous combien votre bouche a commis de péchés, combien elle a proféré de paroles déshonnêtes, combien d'injures, combien de blasphèmes elle a vomis; en compensation, prenez soin de relever celui qui est tombé ; cette occupation charitable est le seul moyen que vous ayez de vous purifier de toutes ces souillures. Et que dis-je : purifier? Vous ferez que votre bouche soit comme la bouche de Dieu. Que peut-il y avoir de pareil à cet honneur? Ce n'est pas moi qui fais cette promesse, c'est Dieu lui-même qui dit Si vous tirez quelqu'un de l'erreur, votre bouche sera pure, sainte comme ma bouche. Ne négligeons donc pas nos frères, ne nous contentons pas d'aller de maison en maison pour savoir combien il y en a qui ont jeûné, combien ont succombé à la perversion. Ayons pour nos frères plus qu'une vaine curiosité, occupons-nous activement de leur salut. S'il y en a beaucoup qui jeûnent, ne le divulguez pas, mes bien-aimés, et ne donnez pas en spectacle le malheur de l'Eglise. Et si quelqu'un vous dit qu'il y en a beaucoup qui jeûnent, fermez-lui la bouche, afin que ce bruit ne devienne pas public, et dites-lui : Je n'en connais aucun; vous êtes dans l'erreur, ô homme, et vous ne dites pas la .vérité. Si vous en voyez deux ou trois qui soient pervertis, vous dites qu'il y en a beaucoup. Fermez ainsi la bouche au délateur, et prenez soin de ceux qui sont pervertis, afin de rendre des deux côtés à l'Eglise une grande sécurité, et en empêchant le bruit de se répandre, et en ramenant au saint troupeau ceux mêmes qui sont pervertis.
N'allez donc pas dire çà et là : Lesquels ont péché? mais empressez-vous seulement de corriger ceux qui ont péché. C'est une mauvaise habitude de ne penser qu'à accuser méchamment ses frères et de ne pas en prendre soin; de divulguer les maux de ceux qui sont malades et de ne pas travailler à les guérir. Détruisons donc cette habitude perverse, mes bien-aimés, car elle produit de grands maux; comment? je vais le dire. Quelqu'un de vous entend dire que beaucoup ont jeûné avec les Juifs, et sans aucun examen il rapporte cette parole à un autre; celui-ci , à son tour, sans s'informer avec plus de soin, la redit à un autre; puis, ce mauvais bruit qui se propage peu à peu répand sur l'Eglise un grand opprobre, et n'est d'aucune utilité pour ceux qui sont perdus, mais au contraire leur fait tort ainsi qu'à beaucoup d'autres. Encore qu'ils soient en petit nombre , nous en faisons une multitude par des bruits souvent répétés; ainsi nous ébranlons ceux qui sont debout, et nous jetons à bas ceux qui sont sur le point de tomber. Le frère le mieux affermi dans la foi chrétienne, en apprenant que beaucoup ont jeûné, sera lui-même plus négligent, et celui qui est déjà faible, en l'entendant dire aussi, courra se joindre à la foule de ceux qui sont tombés. Ne vous. réjouissez pas ensemble de cette méchante action ni d'aucune autre; quand même les prévaricateurs seraient nombreux, fermons la bouche à ceux qui en parlent et retenons-les. Ne me dites pas qu'un grand nombre ont jeûné, mais faites que ce grand nombre diminue. Je n'ai pas fait de si longs discours pour vous faire dire que beaucoup de vous se sont rendus coupables : j'ai voulu vous persuader de travailler à diminuer ce grand nombre, ou même à le supprimer complètement par la conversion des victimes de l'erreur. Ne révélez donc pas les péchés, mais guérissez-les. Ceux qui les révèlent, et font de cela leur unique occupation, font croire que les pécheurs sont nombreux bien que leur nombre soit petit. Au contraire, ceux qui répriment l'indiscrétion des révélateurs, leur ferment la bouche et prennent soin de leurs frères tombés, viendront facilement à bout de les corriger tous, fussent-ils nombreux, et en outre empêcheront queleur exemple ne nuise à aucun autre. N'avez-vous pas lu ce que David disait en pleurant la mort Saül : Comment sont tombés les puissants? Ne l'annoncez pas dans Geth, et n'en publiez pas la nouvelle sur les chemins d'Ascalon, de peur que les filles des étrangers ne s'en réjouissent, et que les filles des incirconcis n'en tirent vanité. (II Rois I, 19, 20.) Si David ne voulait pas que l'on publiât la mort de Saül, de peur de causer de la joie aux ennemis, combien plus faut-il éviter de porter aux oreilles des étrangers ni même aux oreilles des chrétiens, les fautes de nos malheureux frères, de peur qu'en les entendant, les ennemis ne s'en réjouissent, et que les chrétiens ne s'en scandalisent? Avec quelle précaution faut-il réprimer, et retenir dans les bornes de la prudence et de la discrétion ces trop nombreux propagateurs de fâcheuses nouvelles ! Ne me dites pas : Je n'en ai parlé qu'à celui-ci Gardez pour vous ce que vous savez, vous n'avez pas eu le courage de vous taire, un autre ne l'aura pas non plus.