2.
Jésus-Christ donne à l’argent le nom de « maître, » non qu’il soit tel par sa nature, niais parce qu’il le devient par l’esclavage volontaire de ceux qui lui sont assujétis. C’est ainsi que saint Paul appelle le ventre un « Dieu (Phil. III, 49),» pour marquer, non la dignité du tyran, mais la bassesse de ceux qui le servent: service pire que tout supplice, et bleu capable, même avant tout supplice, de châtier celui qui s’y livre. Qu’y a-t-il donc au monde de plus misérable que ceux qui, ayant Dieu pour maître, quittent son joug si doux, pour s’asservir volontairement à ce tyran si cruel, dont l’esclavage leur est si pernicieux, même en cette vie? Car c’est de cet amour et de cette idolâtrie de l’argent que naissent une infinité de pertes, de procès, de querelles, de médisances, de guerres, de travaux, et de ténèbres intérieures et spirituelles; et, ce qui est encore plus à déplorer, c’est que cette servitude Si malheureuse nous ravit encore tous les biens du ciel.
Après que Jésus-Christ a montré par tout ce qu’il vient de dire combien il est avantageux en toute manière de mépriser les richesses, qu’en les méprisant on les conserve, et que cette disposition nous donne la paix du coeur, nous élève à la plus haute vertu, et nous rend fermes et inébranlables dans la piété, il montre maintenant que ce qu’il commande n’est point difficile. Car un sage législateur ne doit pas seulement ordonner des choses utiles, mais tâcher encore de les rendre aisées. Ainsi il ajoute: « C’est pourquoi je vous le dis, ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger, ni d’où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps (25). »
Pour empêcher qu’on ne dise : Mais si nous quittons tout, comment pourrons-nous vivre? il prévient admirablement cette objection. S’il eût dit tout d’abord: « Ne vous mettez point u en peine de la nourriture, » cela eût pu paraître dur. Mais en faisant voir ce que produit l’avarice, il a disposé les esprits à recevoir cet avis. Il ne vient donc pas simplement et sans aucune précaution nous dire: « Ne vous mettez pas en peine. ». Il commence par émettre la raison, puis il énonce le précepte comme une conséquence qui en découle. « Vous ne pouvez, » dit-il, « servir Dieu et l’argent; c’est pourquoi, » ajoute-t-il, « je vous le dis, ne vous mettez point en peine » Qu’est-ce à dire « c’est pourquoi?» de quoi s’agit-il? D’une perte irréparable, non pas seulement d’un dommage d’argent, niais d’un coup mortel à tout ce qu’il y a de plus précieux en vous, je veux dire la perte du salut éternel; puisque ces soucis de l’argent vous séparent du Dieu qui vous a créé, qui prend soin de vous et qui vous aime.
« C’est pourquoi je vous dis: Ne vous mettez point en peine pour votre âme où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger. » Il propose hardiment le précepte dans toute sa force, après qu’il a montré ce que l’on perdait à ne pas le suivre. Il veut que non seulement nous renoncions à notre bien, mais que nous ne nous mettions pas même en peine pour la nourriture la plus nécessaire: « Ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger » Ce qu’il dit, non que l’âme ait besoin de nourriture, puisqu’elle est spirituelle, mais c’est une manière ordinaire dé parler dont il se sert. D’ailleurs, encore qu’elle n’ait pas besoin de nourriture, elle ne pourrait néanmoins demeurer dans un corps qui en manquerait.
Mais lorsque Jésus-Christ interdit ces soins, il ne le fait pas d’une autorité absolue. Il sa sert pour nous le persuader, d’une raison qu’il tire de ce qui se passe en nous-mêmes, et d’autres comparaisons sensibles. « L’âme n’est-elle pas plus que la nourriture; et le corps plus que le vêtement (45)? » Comment donc Celui qui donne ce qui est plus considérable ne donnera-t-il pas aussi ce qui l’est moins? Comment Celui qui a formé la chair dans cette nécessité d’être nourrie, ne lui donnera-t-il pas cette nourriture dont il a voulu qu’elle eût besoin? C’est pourquoi il ne dit pas simplement: « Ne soyez point en peine où vous trouverez de quoi vivre; » mais il ajoute: « pour votre âme et pour votre corps, » parce qu’il voulait appuyer son discours par la comparaison de l’une et de l’autre de ces deux parties (178) qui composent l’homme. Car une fois que Dieu a donné l’âme, elle demeure ce qu’elle est: mais le corps croît tous les jours. Après avoir ainsi fait voir l’immortalité de l’âme et la fragilité du corps il ajoute : « qui d’entre vous peut ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée? » Il ne parle point ici de l’âme parce qu’elle est incapable d’accroissement, mais seulement du corps, qui selon cette parole reçoit son accroissement non de la nourriture, mais de la providence de Dieu; pensée que saint Paul exprime différemment en disant: « Celui qui plante n’est rien, celui qui tu arrose n’est rien, mais tout est de Dieu qui s donne l’accroissement. » (I Cor. III, 7.) Voilà donc les raisons qu’il tire de ce qui se passe dans nous; puis il a recours à des comparaisons tirées d’ailleurs: «Considérez » dit-il « les oiseaux du ciel; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit. N’êtes- vous pas sans comparaison plus grands «qu’eux? (26) Pour nous empêcher de croire que ces soins que Jésus-Christ nous défend, puissent nous être fort avantageux, il nous en fait voir clairement l’inutilité dans les plus grandes comme dans les plus petites créatures: dans les plus grandes, comme sont notre âme et notre corps; et dans les plus petites, comme sont les oiseaux du ciel. Si sa providence, nous dit-il, témoigne tant de soin pour des êtres qui sont beaucoup moins que vous, comment vous manquera-t-elle? C’est ainsi qu’il parle au peuple assemblé; mais il ne traite pas ainsi le démon. Il repousse sa tentation par une raison bien plus relevée. « L’homme, » lui dit-il, « ne vit pas seulement de pain, mais de toute s parole qui sort de la bouche de Dieu. »(Matth. IV.) Il se contente ici de parler des « oiseaux du ciel » à ce peuple, manière excellente d’exhorter et d’avertir, et qui ne pouvait qu’agir fortement sur ces esprits.