2.
« Jésus-Christ leur répondit: Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues (24). » Que fait cette femme en entendant cette parole? Demeure-t-elle dans le silence? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières? Ce n’est pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus d’instance. Mais qui n’aurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme l’espérance d’être exaucée, combien plus le devait faire cette réponse? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus; et que Jésus-Christ dit clairement que c’est une grâce qu’il ne lui pouvait accorder?
Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres n’avaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors d’une sainte impudence. Elle n’avait osé d’abord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle s’était contentée « de crier » seulement « derrière lui. » Mais lorsqu’il semblait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle s’approche plus près du Sauveur, elle l’adore et le prie de l’assister.
« Mais elle, s’approchant, l’adora en lui disant: Seigneur, assistez-moi (25).» O femme! que faites-vous? Avez-vous plus d’accès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes? Espérez-vous d’être plus puissante qu’eux? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je n’ai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je n’ai qu’une grande hardiesse et une grande impudence, et c’est cette impudence même qui me tient lieu de prière. J’espère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser.
Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même: « Qu’il n’était envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël qui étaient «.perdues?» Oui, je sais qu’il l’a dit, mais je sais aussi qu’il est le Maître souverain de toutes choses, C’est pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ: Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : « assistez moi vous-même » Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre? Il ne se rend pas encore: il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme.
« Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). »Il l’avait d’abord rebutée par son silence, mais lorsqu’il lui parle, ce n’est que pour la rebuter encore plus par ses paroles qu’il n’avait fait par son silence. Il ne s’excuse plus par d’autres raisons, il ne dit plus: « qu’il n’est envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël. » Plus cette femme fait d’instances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il n’appelle plus les Juifs des « brebis, » mais des « enfants, » et il appelle au contraire celle qui le prie « un chien.»
Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, « chienne, » dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, qu’il était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne », vous ne me défendez (405) pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très-petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer.
C’était certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqu’alors. Comme il prévoyait ce qu’elle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusqu’où allait sa foi et l’excellence de sa vertu. S’il eût été résolu d’abord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il n’aurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsqu’il lui dit: « J’irai chez vous, et je guérirai votre fils (Matth. VIII, 7), » ce qu’il ne fit qu’afin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit:
« Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi; » comme il avait traité l’hémorrhoïsse, à laquelle il dit: « Je sais qu’il est sorti de moi quelque vertu (Luc VII, 46),»afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme: enfin il tient encore la nième conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer qu’ainsi confondue cette, femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur.
C’est donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes qu’il lui disait ne venaient d’aucun mépris pour elle, mais du désir de l’exercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans sou coeur. Et admirez ici, mes frères, non-seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs « enfants», elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste; mais elle les appelle « ses maîtres », tant elle était éloignée de s’affliger ou d’être envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres.
« Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). » Peut-on assez admirer. la sagesse et l’humilité de cette femme, qui ne s’oppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui n’est point envieuse des louanges qu’on donne aux autres en sa présence? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute d’aucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne petit s’abattre de rien? Jésus-Christ dit : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. » Et elle répond : « Il est vrai, Seigneur. » Jésus-Christ appelle les Juifs « enfants » ; et elle les appelle « ses seigneurs et ses maîtres. » Jésus-Christ lui donne le nom « de chienne », et elle accepte cette injure, elle s’y soumet et se rabaisse aussitôt à l’état et à la nourriture des chiens.
Pour voir encore mieux l’humilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec l’orgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre: « Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. » (Jean, VIII, 33.) Ce. n’est pas ainsi qu’agit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de «chienne »;et donne aux Juifs celui de « maîtres » et de «seigneurs; » et c’est ce qui la fit entrer elle-même au rang des «enfants. » Car que répond Jésus-Christ?’
« Alors Jésus lui dit: O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). » Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci: « O femme, votre foi est grande, » et de lui rendre ainsi la gloire qu’elle méritait : « Qu’il vous soit fait comme vous le « désirez; » comme s’il lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez; néanmoins « qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsqu’il dit : « Que le ciel soit fait; et le ciel se fit. » Car « sa fille, » dit l’évangile, «fut guérie à la même heure. » Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas:
Que votre fille soit guérie , mais: « O femme, votre foi est grande ; qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Il voulait nous faire voir par cette parole que ce n’était point par complaisance ou par flatterie qu’il lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage (406) illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que l’événement même, servît de preuve. Car « sa fille fut guérie à la même heure. »