4.
Que diront ici ceux qui passent leur vie à entendre des vers infâmes et à voir des spectacles diaboliques? Je rougis de vous parler de ces choses, mais votre faiblesse me réduit à cette fâcheuse nécessité. C’est ainsi que saint Paul disait aux fidèles: « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, faites-les maintenant servir à la piété et à la justice pour mener une vie sainte». (Rom. VI, 19.) Comparons donc ensemble deux choses entièrement dissemblables. Une troupe de femmes prostituées et de jeunes hommes corrompus qui paraissent sur un théâtre avec cette assemblée si sainte de ces bienheureux solitaires. Et puisque les hommes du monde ne cherchent au théâtre q te plaisir, voyons s’ils y en trouvent davantage que ces solitaires dans leurs déserts. Pour moi, je vous avoue que, jetant les yeux sur ces deux troupes, il me semble que j’entends d’un côté un concert d’anges qui font de la terre un paradis, et que je vois de l’autre une multitude de pourceaux qui crient confusément et qui se roulent dans la boue.
Jésus-Christ parle par la bouche des uns, et le démon par celle des autres. Ceux-ci soutiennent leurs voix impures par le bruit des hautbois et des instruments de musique: niais les autres sont soutenus par la grâce du Saint-Esprit, qui se sert de leur langue pour faire une harmonie plus douce que celle des hampes et des luths. Le plaisir dont ils jouissent dans ces concerts sacrés est st pur et si divin, qu’il n’est pas possible de le faire concevoir à des personnes toutes plongées dans la fange. Je souhaiterais de tout mon coeur de faire voir à quelqu’un de ces jeunes gens si corrompus la troupe de ces saints solitaires. Je n’aurais pas besoin de lui parler davantage. Néanmoins, quoique je parle à des personnes noyées dans le vice, il faut faire quelque effort pour les tirer de cet abîme et les élever au-dessus d’eux-mêmes. Voyons donc ce qui se passe dans ce théâtre, et nous trouverons qu’il semble que ces gens aient été ingénieux pour inventer tout ce qui pouvait les perdre sans ressource. Comme si ces femmes impudiques n’étaient pas assez capables de les corrompre par leur seule venue, ils ont voulu qu’elles y mêlassent encore leur voix. Ainsi, le chant de ces malheureuses allume les passions les plus criminelles, et celui de ces saints solitaires a une vertu admirable pour les éteindre.
Après la vue et la voix, il y a encore un troisième piége, qui est la magnificence des habits. Et comme elle plaît d’une part aux yeux impudiques, elle blesse de l’autre les yeux des pauvres qui voient cette pompe avec indignation. Et s’il se trouve parmi les spectateurs un homme pauvre, qui vive dans l’obscurité et dans le mépris, il dit en lui-même : Des femmes perdues et des hommes infâmes, des fils de palefreniers et peut-être même des fils d’esclaves, paraissent ici avec un air et une magnificence de princes, et nous, qui sommes nés libres, de parents libres, et qui subsistons par un honnête travail, nous ne paraissons rien au prix de ces malheureux. Ainsi ils s’en vont tout tristes et tout confus.
La vue de ces saints solitaires ne fait point cette impression sur les hommes, et elle en fait plutôt une toute contraire. Car lorsqu’on y voit les enfants des personnes les plus riches et les plus illustres, porter des habits que le dernier des pauvres dédaignerait de regarder, et trouver sa joie et sa satisfaction dans cette pauvreté extrême, les pauvres y apprennent à se consoler dans tous leurs besoins, et les riches à être plus retenus et plus modérés dans leurs richesses.
Quand ces femmes impudiques paraissent sur le théâtre avec tant d’éclat, ces pauvres (536) soupirent en se souvenant de ce qu’ils voient chez eux, et les riches en reçoivent mie plaie mortelle. L’habit, la voix, le regard, la démarche, et tout l’extérieur efféminé de ces courtisanes pénètre jusqu’au fond de leur coeur. Et comme ils retournent chez eux, l’esprit plein de ce qu’ils ont vu au théâtre, ils n’ont souvent que des rebuts et des dégoûts pour leurs femmes. C’est ce qui produit les disputes, les querelles et les inimitiés, qui quelquefois ont causé même la mort. La vie leur devient insupportable, et ils ne voient plus que dés défauts dans leurs femmes et dans leurs enfants. Enfin le désordre se met tellement dans une maison, qu’il est capable de la renverser.
On n’éprouve point ce malheur, lorsque l’on considère les troupes de nos saints solitaires. La femme est surprise de voir dans son mari, lorsqu’il retourne de leurs déserts, un renouvellement de douceur et de modestie, un éloignement de tous les plaisirs déshonnêtes, et une humeur plus facile et plus douce qu’à l’ordinaire. Ce sont là les effets contraires de ces d’eux assemblées si différentes. L’une est la source de tous les maux, et l’autre de tous les biens. L’une change les agneaux en loups et l’autre les loups en agneaux. Vous me direz peut-être que la vie de ces solitaires est bien triste, et que toute la joie en est bannie. Mais je vous demande s’il y a rien au monde de plus agréable que de n’être jamais troublé d’aucune passion, de n’être point agité d’ennui, d’inquiétude et de tristesse? Comparons, si vous voulez, le divertissement du théâtre avec l’avantage qu’on reçoit de voir ces âmes saintes qui mettent leur joie à louer Dieu. L’un ne dure que jusqu’au soir, et laisse ensuite un aiguillon et un remords de conscience qui pique l’âme jusques au vif. L’autre demeure dans le fond du coeur, et y produit d’admirables fruits. Ceux qui ont vu ces saints solitaires, en reviennent l’esprit tout rein pli de la gravité et de la modestie de leur visage, de la beauté champêtre de leur désert, de la douceur de leur conversation, de la pureté de leur vie, et de cette harmonie divine de leurs langues et de leurs coeurs, lorsqu’ils chantent les louanges de Dieu. C’est pourquoi ceux qui aiment cette vie sainte, et qui la considèrent comme un port tranquille, fuient tous les tumultes du siècle, comme des écueils et des tempêtes.
Mais ceux qui voient ces saints ne sont pas seulement touchés et édifiés de leurs chants et de leurs prières, ils le sont encore de l’ardeur avec laquelle ils lisent les livres saints. Aussitôt qu’ils sont sortis de leurs saintes assemblées, l’un s’entretient avec Isaïe, l’autre avec les apôtres, un autre voit les écrits de quelque autre auteur, un autre s’occupe l’esprit de la grandeur et de la sainteté de Dieu, de la beauté de ses créatures visibles et invisibles, de la bassesse de cette vie, et de l’éternelle félicité que Dieu nous promet.