3.
« Car sachez que si le père de famille était averti à quelle heure le voleur doit venir, il est certain qu’il veillerait, et qu’il ne laisserait pas percer sa maison (43). Vous donc aussi soyez toujours prêts, parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas (44) ». C’est donc pour cela même qu’il les avertit de veiller et de se tenir toujours prêts, « parce qu’il viendra à l’heure qu’on ne l’attendra pas» , afin qu’étant toujours comme en suspens et dans l’attente de ce jour, ils s’appliquent à la pratique des vertus. Il semble qu’il leur dise : Si les hommes savaient précisément le jour de leur mort, ils s’y prépareraient sans doute avec grand soin, mais pour les tenir continuellement dans une appréhension qui leur est si utile, je ne veux point les avertir de ce jour, afin qu’en l’attendant à toute heure, ils soient dans une perpétuelle vigilance. Il s’appelle ici « Maître» et « Seigneur », aussi visiblement qu’en aucun autre endroit de l’Evangile. Ce qu’il fait, à ce qu’il me semble, pour confondre notre lâcheté et notre extrême indifférence. Les hommes du monde, leur dit-il, sont plus vigilants pour garder leur or, que vous ne l’êtes pour travailler à votre salut. Ils sont sur leurs gardes contre les voleurs et veillent pour n’être pas pillés ;et-vous, lorsque vous êtes assurés que votre Seigneur même doit venir, vous ne pouvez veiller pour l’attendre, afin de n’être pas surpris lorsqu’il viendra et qu’il vous fera paraître en sa présence. Pourquoi un père de famille, qui est averti que les voleurs veulent le surprendre, veille-t-il pour se défendre de leurs efforts, et que vous, qui êtes avertis aussi par moi-même que je dois venir, vous ne veillez pas afin que je ne puisse vous surprendre? Ce sommeil alors sera mortel, et tous ceux qui sont dans l’assoupissement tomberont indubitablement dans les maux que je vous prédis.
Après avoir parlé avec beaucoup d’étendue du jugement à venir, il adresse maintenant la parole aux docteurs et aux pasteurs de l’Eglise, et il leur marque quels supplices ils doivent craindre, ou quelle récompense ils doivent attendre. Il parle premièrement des bons, et il finit son discours en menaçant les méchants. « Qui est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur tous ses serviteurs, afin qu’il leur distribue la. nourriture au temps qu’il faut (45) ? Heureux ce serviteur si son maître à son arrivée le trouve agissant ainsi (46) » Croyez-vous, mes frères, qu’en parlant ainsi : « Qui est le serviteur »? Jésus-Christ ignore en effet quel il est? Tout à l’heure en entendant cette parole : « Nul ne le sait », pas même le Fils, vous prétendiez pouvoir conclure que le Fils de Dieu ignorait littéralement le dernier jour du monde; de cette parole-ci : « Qui est n le serviteur, on pourrait tout aussi bien conclure que Jésus-Christ ignore quel est le bon serviteur. Direz-vous donc aussi que Jésus-Christ ne connaît pas qui est le serviteur prudent et fidèle? Je ne crois pas qu’il y ait personne d’assez déraisonnable pour oser le dire. On pouvait au moins se couvrir de quelque prétexte dans cette autre parole, mais dans celle-ci on ne le peut plus. Quoi donc! lorsque Jésus-Christ demandait à saint Pierre : « Pierre, m’aimez-vous {Jean, XXI, 15) » ? ignorait-il en effet que cet apôtre l’aimait? Ou lorsqu’il disait de Lazare: « Où l’avez-vous mis (Ibid. XI, 34) »? ne savait-il pas le lieu dans lequel on l’avait enseveli? Ne voit-on pas que le Père même parle aussi de cette manière? N’est-ce pas lui qui disait à Adam : « Adam, où êtes-vous »
(Gen. III, 9.) Et ailleurs: « Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’est multiplié devant moi. Je descendrai donc pour voir s’ils agissent en effet selon le cri qui vient à moi, ou si cela n’est pas, afin que je le sache », (600) (Gen. XVIII, 20.) Et ailleurs : Peut-être qu’ils m’écouteront, peut-être qu’ils deviendront sages»? (Ezéch. XXIV, 6.) Et dans l’Evangile : « Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils ». (Luc, XX, 13.)
Quoique toutes ces expressions semblent témoigner quelque ignorance, néanmoins, lorsque Dieu s’en sert, ce n’est pas qu’il manque quelque chose à sa lumière, mais seulement qu’il descend jusqu’à nous et qu’il s’accommode à notre faiblesse. Ainsi, lorsqu’il demandait à Adam où il était, c’était pour lui faire connaître à lui-même ce dérèglement de son coeur, qui le porta à excuser plutôt son péché qu’à le réparer. Lorsqu’il témoigne vouloir s’informer plus exactement du péché des Sodomites, c’est pour nous apprendre à ne point précipiter nos jugements, et à ne rien affirmer dont nous ne soyons très assurés. Lorsqu’il parle ainsi par Ezéchiel comme quelqu’un qui doute : « s’ils écoutent, s’ils deviennent sages », c’est pour empêcher qu’une prophétie plus claire, et qu’une assurance entière qu’ils ne l’écouteraient pas, ne fût à des âmes faibles comme un prétexte et une occasion de désobéissance, en croyant qu’après cet oracle de Dieu la désobéissance était devenue nécessaire et inévitable. Ainsi, cette parole de l’Evangile : « Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils », n’est dite que pour témoigner à ses serviteurs ingrats qu’ils devaient au moins respecter ce Fils. Ce qu’il dit de même en ces deux endroits: «qu’il ne connaît pas ce jour», et « qui est le serviteur fidèle » ; il ne le dit que pour empêcher d’un côté ses disciples de s’informer de ce jour, et que pour montrer de l’autre que « ce serviteur fidèle » était quelque chose d’extrêmement rare, et d’infiniment précieux.
Et jugez, mes frères, quelle ignorance ces paroles supposeraient dans le Fils de Dieu, si on les prenait à la lettre; puisqu’il ignorerait même celui qu’il « établirait sur toute sa famille ». Il appelle ce serviteur « heureux », et il ne saurait pas quel il est? « Qui est, » dit-il, « ce serviteur que le maître établira sur sa maison? Heureux le serviteur que son maître à son arrivée trouvera agissant de la sorte». Cette « fidélité » dont Jésus-Christ parle ici; ne regarde pas seulement celle qu’on doit apporter dans la dispensation de l’argent; mais encore celle qu’on doit garder dans la dispensation de la parole, de la puissance des miracles et de tous les autres dons qu’on aurait reçu de Dieu.
On peut appliquer cette parabole aux princes et à tous ceux qui gouvernent les Etats. Car elle leur apprend à tous à contribuer au bien public autant qu’ils le peuvent, soit par leur sagesse, soit par leur autorité, soit par leurs richesses, soit par tous les autres avantages qu’ils possèdent, et non pas à en abuser pour perdre leurs sujets et pour se perdre eux-mêmes.
Jésus-Christ demande deux conditions principales et essentielles dans ce serviteur : la «fidélité » et la « prudence », car tout péché vient de quelque principe d’imprudence et de folie. Il l’appelle « fidèle », parce qu’il ne s’attribue rien de tout ce qui appartient à son maître, et qu’il ne dissipe point indiscrètement son bien. Et il l’appelle « prudent », parce qu’il sait dispenser à propos ce qu’on lui a confié. Nous avons nécessairement besoin de ces deux qualités pour être de bons serviteurs: l’une, de ne point usurper ce qui est à notre maître, et l’autre, de dispenser sagement tout ce qu’il nous donne comme en dépôt. Si l’une de ces deux qualités nous manque, le défaut de l’une rend l’autre imparfaite. Car si la fidélité de ce serviteur se bornait à ne rien voler, et qu’il consumât cependant le bien de son maître dans des dépenses inutiles, il serait sans doute très-coupable. Que si, au contraire, il ménageait cet argent, mais seulement à son avantage, et pour son propre intérêt, il mériterait encore d’être condamné.
Ecoutez donc ceci, vous tous qui êtes riches. Cette parabole ne regarde pas seulement les pasteurs et les docteurs de l’Eglise. Elle regarde aussi les riches du monde, puisque c’est entre les mains de ces deux sortes de personnes que Dieu met en dépôt toutes ses richesses, Il donne aux premiers celles qui sont les plus importantes, et il en donne d’autres aux derniers, qui, quoique moindres, ne laissent pas d’être encore fort considérables. Si donc, lorsque les pasteurs de l’Eglise vous dispensent avec une sage libéralité les richesses si précieuses de leur maître, vous ne témoignez cependant de votre côté dans l’administration d’autres richesses moins considérables que de l’ingratitude, en usant si mal d’un bien qui proprement n’est pas à vous, mais à votre maître , quelle excuse aurez-vous , lorsqu’il vous reprochera une infidélité si honteuse? (601)
Mais avant que de parler de la punition que doit attendre ce serviteur ingrat et infidèle, parlons de la récompense de celui que son maître trouve dans le devoir, et qu’il honore de ses louanges.
« Je vous dis en vérité qu’il lui donnera la charge de tous ses biens (47 ». Quelle plus grande gloire, mes frères, pouvons-nous nous figurer, et qui pourrait assez exprimer le bonheur de ce serviteur qui sera établi de Dieu même, le Créateur de toutes choses, et à qui tout obéit, « sur tous les biens qu’il possède »? C’est avec grande raison que Jésus-Christ appelle ce serviteur « prudent», parce qu’il a su qu’il ne devait pas perdre de si grands avantages en voulant s’en conserver de petits; et parce qu’en vivant parmi les hommes avec une modération si sage, il a mérité de gagner le ciel. Jésus-Christ agit ensuite selon sa coutume, et après avoir encouragé ses disciples par la récompense qu’il promet aux bons, il les excite encore par la punition dont il menace les méchants.