5.
Ecoutons aussi ce langage, mes bien-aimés; ne méprisons pas ceux qui se scandalisent, ne mettons point d'obstacle à l'Evangile du Christ, ne manquons pas notre propre salut. Quand un frère est scandalisé, ne venez pas me dire : Telle et telle chose dont on se scandalise, n'est pas défendue; elle est permise. Je vais plus loin, moi : Quand même le Christ en personne vous l'aurait permise, si vous voyez que quelqu'un en souffre, abstenez-vous-en, n'usez pas de la permission. C'est ce que Paul a fait en ne recevant rien, quand le Christ lui permettait de recevoir. Car notre Maître est bon : il a mêlé beaucoup de douceur à ses commandements, afin que nous .n'agissions seulement par ordre, mais beaucoup par notre propre volonté. Si telle n'eût pas été son intention, il aurait pu insister davantage sur ses commandements et dire : Qu'on punisse celui qui ne jeûne pas, qu'on inflige un châtiment à celui qui ne garde pas la virginité; que celui qui ne se dépouille pas de tout ce qu'il possède soit livré au dernier supplice. Il ne l'a point fait, pour vous laisser la faculté de tendre au plus parfait, si vous en avez le désir. Voilà pourquoi il disait, en parlant de la virginité : « Que celui qui peut comprendre, comprenne » (Matth. XIX, 12) ; et pourquoi aussi il a commandé au riche certaines choses, en laissant le reste à son libre arbitre. En effet, il n'a pas dit : Vendez ce que vous avez ; mais « Si vous voulez être parfait, vendez ».(Id. 21.) Mais nous, bien loin d'aspirer à la perfection et de dépasser les commandements, nous restons bien au-dessous de ce qui est exigé. Et Paul souffrait la faim pour ne pas mettre d'obstacle à l'Evangile; et nous n'osons pas même toucher aux objets que nous avons mis de côté, bien que nous voyons beaucoup d'âmes se perdre. Que la teigne les ronge, dit-on, mais non le pauvre; qu'ils soient la proie des vers plutôt que de revêtir celui qui est nu; que le temps détruise tout, mais que le Christ meure de faim.
Et qui tient ce langage? direz-vous. C'est une chose bien terrible que l'on parle ainsi, non de bouche, mais par les faits. On serait moins coupable de le dire que de le faire. Est-ce que ce n'est pas là ce que l'avarice, ce tyran cruel et inhumain, crie chaque jour à ses victimes ? Donnez à manger aux calomniateurs, aux voleurs, aux amateurs de plaisir, mais non à ceux qui ont faim et vivent dans l'indigence. N'est-ce pas vous qui faites les voleurs? N'est-ce pas vous qui alimentez le feu de la jalousie? N'est-ce pas vous qui êtes cause que l'esclave s'enfuit de chez son maître, que l'on vous tend des embûches, vous qui offrez vos richesses comme un appât? Quelle folie est celle-là ? Car c'est une vraie folie, une démence manifeste de remplir des coffres de vêtements et de mépriser un homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, nu, grelottant de froid et pouvant à peine se tenir debout. — Mais, dites-vous, il feint de grelotter et d'être faible. — Ne craignez-vous pas que ce mot n'attire la foudre sur votre tête? En vérité, l'indignation m'étouffe: pardonnez-moi. Quoi ! vous, adonné à la bonne chère, chargé d'embonpoint, prolongeant vos repas jusque bien avant dans la nuit, mollement vêtu, vous pensez que vous ne serez point puni d'avoir ainsi abusé des dons de Dieu ? (Car enfin, le vin n'a pas été donné pour qu'on s'enivre, ni la nourriture pour qu'on en use avec excès, ni les mets pour qu'on s'en charge outre mesure.) Et vous demandez des comptes sévères à un pauvre, à un misérable, à une espèce de cadavre; et vous ne craignez pas le terrible, le formidable tribunal du Christ? S'il simule, c'est parce que la nécessité et l'indigence l'y forcent, c'est à cause de votre cruauté, de votre inhumanité, qui exige ces sortes de feintes et ne se laisse point toucher par la pitié. Car quel est l'homme assez malheureux, assez infortuné, pour tenir une conduite aussi inconvenante, si la nécessité ne l'y poussait ; pour subir des coups et tant de mauvais traitements, et cela pour un morceau de pain?
Ainsi cette hypocrisie de sa part proclame partout votre inhumanité. En effet, c'est peut-être après avoir prié, supplié, déploré sa misère, après avoir couru tout le jour en gémissant et en pleurant, sans trouver ce qui lui est nécessaire, qu'il a imaginé ce moyen, qui vous déshonore et vous accuse plutôt que lui. Réduit à une telle nécessité, il est au moins digne de notre compassion ; et nous qui y poussons le pauvre, nous méritons mille châtiments. Il n'aurait pas adopté ce parti, si nous étions faciles à émouvoir. Et pourquoi parler de nudité et de froid? J'ai à dire quelque chose de bien plus terrible : quelques-uns en sont venus à priver de la vue leurs petits enfants, pour vous exciter à la pitié. Comme leur dénuement , leur âge, leur infortune nous laissaient insensibles tant qu'ils jouissaient de la vue, ils ont ajouté cette nouvelle et plus grande calamité à tant d'autres, pour trouver un remède à leur faim : pensant qu'il valait mieux être privés de la lumière du soleil, ce bien commun à tous, que de lutter continuellement avec la faim et de subir la mort la plus triste. Parce que vous n'avez pas su avoir pitié de leur pauvreté, que vous vous en êtes amusés, au contraire, ils ont satisfait votre insatiable avidité, et allument pour eux comme pour vous une flamme plus terrible que celle de l'enfer. Et pour que vous compreniez bien que la cause en est là, je vous donnerai une preuve évidente et que personne ne pourra contredire. Il y a d'autres pauvres légers et superficiels qui ne savent pas supporter la faim et se résoudront à tout plutôt qu'à la subir. Souvent, après avoir cherché à exciter votre pitié par leurs paroles et leurs gestes, voyant qu'ils n'y gagnaient rien, ils ont quitté un rôle de suppliants, et se sont mis à imiter, à surpasser même les baladins, en mangeant des cuirs de vieux souliers, en s'enfonçant des clous aigus dans la tête, en se plongeant nus dans l'eau gelée; d'autres ont poussé plus loin encore l'absurdité, afin d'offrir un spectacle misérable.
