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Ignorez-vous qu'en mettant en balance dix mondes comme celui-ci, ou même cent, dix mille, vingt mille univers, ils ne pèseraient pas autant que la moindre partie des biens que le ciel nous garde ? Admirer la terre et ses richesses, c'est déshonorer les célestes trésors; puisque c'est estimer les unes dignes d'être comparées aux autres qui les surpassent infiniment. Il y a plus, c'est se refuser à admirer ceux-ci; comment, en effet, leur réserver quelque part de votre admiration, lorsque ceux-là l'ont ravie jusqu'à vous mettre hors de vous-même. Ah! tranchons, trop tard sans doute, mais tranchons enfin ces cordes et ces lacs indignes qui ne sont après tout, que des choses terrestres. Combien de temps encore serons-nous courbés, sans regarder au-dessus de nos tètes? Combien de temps nous ferons-nous une guerre de surprises, comme les bêtes fauves, comme les poissons ? Que dis-je ? les bêtes fauves ne font pas la guerre à ceux de leur espèce, mais aux espèces étrangères. L'ours ne tue pas l'ours ; le serpent ne détruit pas le serpent; chacun d'eux respecte dans les autres sa famille. Et voici une créature de même espèce que vous, partageant tous vos droits, ayant avec vous même sang, même intelligence, même connaissance de Dieu, communauté complète de nature enfin : et c'est vous qui la tuez et la précipitez dans des anaux innombrables! Je le veux ; vous ne la percez pas avec un glaive, vos mains ne se plongent pas dans sa poitrine ouverte ; mais vous faites pire que cela en lui créant de mortels et perpétuels ennuis en la tuant, vous l'auriez délivrée de soucis. Mais aujourd'hui vous la jetez comme une proie à la faim, à la servitude, aux amertumes de tout genre, à tous les péchés.
Je le dis et ne cesserai de le dire, non certes pour vous déterminer à l'assassinat, ni pour engager à des crimes moindres que le meurtre, mais pour vous ôter la confiance où vous êtes que Dieu n'aura pas à vous punir. « Celui », dit le Sage, « qui enlève au prochain le pain et la nourriture, devient son meurtrier ». (Ecclés. XXXIV, 24.) Donc arrêtons nos mains, je vous en conjure, ou plutôt étendons-les pour la justice, non par conséquent pour amasser encore par avarice, mais pour verser l'aumône. N'ayons pas une main stérile ni desséchée. Elle est desséchée, la main qui ne fait point l'aumône ; elle est exécrable et impure, celle qui amasse par avarice. Ne mangez pas avec ces mains souillées, vous feriez honte aux convives.
Dites-moi plutôt, je vous prie. Une personne (558) nous a fait asseoir à sa table au milieu de tapis et de riches couvertures, de tissus de fin lin brodés d'or, dans un splendide appartement; il déploie le luxe d'un personnel nombreux de domestiques empressés; le couvert est en or et en argent; les mets de tout genre et très-rares chargent la table ; il nous invite à manger, et voilà que nous le voyons apporter des mains souillées de boue et d'ordure, et s'asseoir auprès de nous je vous le demande, qui donc supporterait le supplice d'un tel voisinage ? Qui ne se croirait déshonoré ? Tout le monde, j'imagine, éprouverait ce sentiment, et reculerait d'horreur. Et maintenant vous voyez des mains pleines de boue et qui, par là même, souillent les aliments qu'elles touchent, et vous ne fuyez pas ? Et vous ne blâmez même pas ? Et si vous rencontrez cette impudence dans un homme constitué en dignité, vous tenez sa présence à honneur, et vous perdez votre âme en goûtant ces mets abominables ! Car l'avarice est pire que la boue la plus infecte ; elle salit corps et âme, elle rend l'un et l'autre bien difficiles à purifier. Et vous qui voyez votre hôte couvert de cette fange, qui souille et remplit ses yeux, ses mains, sa maison, sa table; car les aliments qu'il offre sont plus hideux et plus dégoûtants que l'ordure et que tout ce qu'il y a de plus immonde; et vous vous trouvez simplement très-honoré, et vous vous promettez bien des délices; et vous ne respectez pas même la défense de saint Paul,. qui nous permet, facilement de nous asseoir, si nous voulons, à1a table des païens, tandis qu'il ne nous permet pas même le désir de goûter à celle des avares et de ceux qui s'enrichissent aux dépens du prochain. Il dit, en effet : « Fuyez celui qui s'appelle frère entre vous, si c'est un fornicateur », désignant ici simplement par frère, tout fidèle, et non pas un moine. Car qu'est-ce qui fait la fraternité ? C'est le bain de la régénération, en vous donnant droit de donner à Dieu le nom de Père. Pour cette raison, un catéchumène, fût-il moine, n'est pas un frère; tandis qu'un fidèle, fût-il mondain et séculier, est frère. « Si donc », dit saint Paul, « celui qu'on nomme frère » : or, vous savez qu'à l'époque de l'apôtre, il n'y avait pas même vestige de moine; c'est donc aux gens du monde et du siècle que s'adressaient toutes les paroles du saint : « Si celui « qu'on nomme votre frère, est fornicateur, ou« avare, ou ivrogne, vous ne prendrez pas même « votre nourriture avec un homme de cette espèce ». Il n'est pas aussi sévère avec les grecs ou gentils : « Si un infidèle vous invite et qu'il vous plaise d'y aller, mangez tout ce qu'on vous donnera » (I. Cor. V, 11 ; X, 27); tandis qu'il nous exclut de chez un frère dès qu'il est ivrogne.