XXXVII - SÉRAPION
[1] Un autre, un Sérapion, a existé, et il était surnommé Sindonite; car il ne s'enveloppait jamais de rien, excepté d'un méchant sindon. Il pratiqua un grand détachement des biens et, étant bon lettré, il savait par cœur toutes les Ecritures. Et par suite de ce détachement considérable des biens, et de la méditation des Ecritures, il ne put demeurer tranquille dans une cellule; non point tiraillé par les choses matérielles, mais en parcourant le monde habité, il pratiqua en perfection cette sorte de vertu. Car il était né avec ce naturel là. Il y a en effet des différences de naturels, mais non de substances. [2] Quoi qu'il en soit, les pères racontaient qu'après avoir pris un ascète pour compagnon de jeux, il se vendit dans une ville à des mimes païens pour vingt pièces de monnaie. Et ayant mis sous scellé les pièces de monnaie, il les gardait sur lui. Alors il persévéra et servit les mimes qui l'avaient acheté pendant tout le temps, jusqu'à ce qu'il les eut rendus chrétiens et éloignés du théâtre; il ne prenait rien, hormis du pain et de l'eau, et ne restait pas même silencieux de bouche par suite de la méditation des Écritures. [3] Au bout d'un long temps, le mari le premier fut touché profondément, puis la mime, puis leur maison tout entière. Et l'on disait que tant qu'ils ne le connaissaient pas, il leur lavait à tous deux les pieds. Or tous deux ayant été baptisés se retirèrent de la profession théâtrale, et s'étant appliqués à une vie honorable et pieuse, ils vénéraient fort notre homme, et ils lui disent : « Allons, frère, que nous t'affranchissions, puisque toi-même tu nous as affranchis d'une honteuse servitude. » Il leur dit : « Puisque Dieu a agi et que votre âme a été sauvée, que je vous dise le mystère de ma conduite. [4] Ayant eu pitié de votre âme, moi étant ascète, libre, Egyptien de race, je me suis vendu moi-même en vue de cela, afin de vous sauver. Mais puisque Dieu a fait cela et que votre âme a été sauvée au moyen de ma bassesse, prenez votre or, afin que je parte et vienne en aide à d'autres. » Eux cependant l'ayant beaucoup supplié, lui assurèrent ceci : « Nous te tiendrons pour un père et un maître, reste seulement avec nous. » Ils n'eurent pas la puissance de le persuader. Alors ils lui disent : « Donne l'or aux pauvres, car il a été pour nous des arrhes de salut. D'un autre côté, visite-nous, quand ce ne serait qu'à un intervalle d'une année. »
[5] Avec des déplacements continus, il aboutit en Grèce, et ayant séjourné trois jours à Athènes, il ne fut pas jugé digne de pain par quelqu'un. C'est qu'il ne portail ni petite monnaie, ni besace, ni mélote, ni rien de tel. Cela étant, le quatrième jour survenu, il eut fortement faim; car la faim involontaire est terrible, si elle a pour l'aider l'incrédulité. Et sciant placé sur un tertre de la ville, où les gens en charge de la ville étaient en train de se rassembler, il commença à se plaindre de violence avec des claquements de mains et à crier : « Hommes d'Athènes, au secours! » [6] Et tous étant accourus, porteurs de manteaux râpés et porteurs de casaques, ils lui disent : « Qu'as-tu? et d'où es-tu? et que souffres-tu? » Il leur dit : « Je suis Egyptien de nation. Mais depuis que je me suis absenté de ma véritable patrie, je suis tombé sur trois usuriers. Deux se sont retirés de moi, désintéressés de leur créance, n'ayant plus rien à réclamer. Mais l'autre ne se retire pas de moi. » Or ceux-là, s'enquérant minutieusement des créanciers afin de les convaincre, l'interrogeaient : « Où sont-ils et qui sont-ils? Qui est celui qui t'importune? Montre-le-nous, afin que nous te secourions. » Alors il leur dit : « Depuis ma jeunesse, m'ont importuné l'avarice, la gloutonnerie et la luxure. Je suis débarrassé de deux, l'avarice et la luxure : ils ne m'importunent plus. Quant à la folie du ventre, je ne peux m'en débarrasser. En effet je suis à mon quatrième jour sans avoir mangé et mon ventre continue à m'importuner et à exiger sa dette habituelle, sans laquelle je ne poux vivre. » Alors quelques-uns dos philosophes ayant soupçonné que c'était de la mise en scène, lui donnent une pièce de monnaie. Et l'ayant reçue, il la posa dans une boulangerie, et ayant pris un seul pain il s'éloigna de la ville, s'étant mis en route aussitôt et n'y étant plus retourné. [8] Alors les philosophes connurent qu'il était véritablement vertueux, et, ayant donné au boulanger le prix du pain, ils prirent leur pièce de monnaie. Cependant étant venu dans les parages autour de Lacédémone, il entendit dire que quoiqu'un, le premier de la ville, était Manichéen avec toute sa maison, étant du reste vertueux. De nouveau il se vendit à lui, à sa première façon. Et au bout de deux ans, l'ayant séparé de l'hérésie, ainsi que son épouse, il les amena à l'Église. Alors l'ayant aimé, ils ne le regardaient plus comme un domestique, mais comme un frère selon la nature ou un père, et ils glorifiaient Dieu.
[9] Il se jeta un jour dans un vaisseau, comme devant naviguer vers Rome. Les gens du vaisseau ayant supposé que ou bien il avait versé les frais ou bien qu'il possédait en or le montant des débours, le reçurent sans enquête, ayant imaginé l'un l'autre avoir reçu ses bardes. Après avoir navigué et s'en être allés à cinq cents stades d'Alexandrie, les passagers commencèrent à manger vers le coucher du soleil, les gens du vaisseau ayant mangé auparavant. [10] Ils virent donc que lui ne mangeait pas le premier jour, et ils s'y attendirent à cause de la navigation. De même, et le deuxième et le troisième et le quatrième. Le cinquième jour, ils le regardent s'asseoir tranquillement pendant que tous mangeaient, et ils lui disent: « Homme, pourquoi tu ne manges pas? » Il leur dit : « C'est que je n'ai rien. » Alors ils s'enquirent les uns auprès des autres : « Qui a reçu ses effets ou son paiement?» [11] Et comme ils trouvèrent que ce n'était personne, ils commencèrent à le quereller et à lui dire : «Comment es-tu entré sans débours ? D'où peux-tu nous donner le naulage? ou bien de quoi peux-tu le nourrir ? » Il leur dit : «Je n'ai pas un objet. Reportez-moi et jetez-moi où vous m'avez trouvé. » Mais ceux-là n'auraient pas volontiers relâché, même pour cent pièces d'or; au contraire ils parvenaient à leur but. Ainsi donc il fut dans le vaisseau, et il se trouva qu'ils le nourrirent jusqu'à Rome
[12] Cela étant, après être entré dans Rome, il s'enquérait de tous côtés qui était un grand ou une grande ascète dans la ville. Entre autres, il rencontra aussi un disciple d'Origène, Domninus, dont le lit, après sa mort, a guéri des malades. Donc l'ayant rencontré et ayant été assisté par lui, car c'était un homme raffiné sous le rapport des mœurs et de la science, il apprit de lui quel autre existait, homme ou femme pratiquant l'ascétisme, et il eut connaissance d'une vierge silencieuse qui ne se rencontrait avec personne. [13] Et ayant appris où elle demeurait, il partit et il dit à la vieille femme qui la servait : « Dis à la vierge ceci : j'ai à te rencontrer nécessairement, car c'est Dieu qui m'a envoyé. » Donc ayant attendu deux ou trois jours, il se rencontra ensuite avec elle et il lui dit : « Pourquoi te tiens-tu assise? » Elle lui dit : « Je ne nie tiens pas assise, mais je fais route. » Il lui dit : « Où diriges-tu ta route ? » Elle lui dit : « Vers Dieu. » Il lui dit : « Es-tu en vie ou es-tu morte? » Elle lui dit : « Sur Dieu, je crois que je suis morte, car il n'y a pas à craindre que quelqu'un de vivant dans la chair fasse cette route. » Il lui dit : « N'est-ce pas, pour me convaincre que tu es morte, fais ce que je fais. » Elle lui dit : « Commande-moi des choses possibles et je les fais. » [14] Il lui répondit : « Tout est possible à un mort, excepté d'être impie. » Alors il lui dit : « Sors et avance en public. » Elle lui répondit : « Je fais une vingt-cinquième année sans avoir paru en public. Et pourquoi paraîtrais-je en public? » Il lui dit : « Si tu es morte pour le monde et le monde pour toi. c'est pour toi la même chose de paraître en publie ou de n'y point paraître. Parais donc en public. » Elle y parut. Et après qu'elle se fut avancée au dehors et qu'elle fut allée jusqu'à une église, il lui dit dans l'église : « Eh bien, si tu veux me convaincre que tu es morte et que tu ne vis plus pour plaire à des hommes, lais ce que je fais, et je sais que tu es morte. [15] T'étant dévêtue comme moi de tous tes vêtements, mets-les sur tes épaules et traverse la ville par le milieu, moi prenant les devants dans cet appareil. » Celle-là lui dit : « Je scandalise beaucoup de gens par l'indécence de la chose, et ils ont le droit de dire ceci : elle est devenue extravagante et elle est démoniaque. » Il lui fut répondu : « Et que t'importe s'ils disent ceci : elle est devenue extravagante et elle est démoniaque ; puisque pour eux tu es morte. » Alors celle-là lui dit : « Si tu veux une autre chose, je la fais: car à cette mesure-ci je ne prétends pas être arrivée. » Alors il lui dit : « Vois donc, ne t'enorgueillis plus de toi-même, comme plus religieuse que tous et morte au monde. En effet, moi je suis plus mort que toi et je montre en fait que je suis mort au monde; car c'est sans émotion et sans honte que je fais cela. » Alors l'ayant laissée dans des sentiments d'humilité et ayant brisé son orgueil, il se retira.
Et nombreuses encore sont d'autres actions admirables qu'il lit et qui ont trait à l'impassibilité. Il meurt dans la soixante-dixième année de son âge, enterré à Rome même.