56. Correction fraternelle : dans quel esprit il faut la faire 1.
Rien ne prouve qu'un homme est spirituel comme la correction qu'il fait du péché d'autrui en cherchant plutôt à l'en délivrer qu'à l'humilier, à lui venir en aide qu'à le confondre, et en le faisant autant qu'il le peut. Aussi l'Apôtre dit-il : « Mes frères, si un homme est surpris dans quelque faute, vous qui êtes spirituels, relevez-le. » Mais on ne doit pas s'imaginer que le relever c'est le blâmer pour sa faute avec insolence et dérision, ni le repousser avec orgueil comme un incurable ; c'est pourquoi saint Paul ajoute : « En esprit de douceur et veillant sur toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté. » Rien effectivement ne dispose tant à la miséricorde que la pensée de ses propres dangers.
Ainsi donc l'Apôtre veut et qu'on ne manque pas au devoir de la correction fraternelle, et qu'on évite les batailles. Combien veulent disputer sitôt qu'ils sont éveillés, et cherchent à se rendormir quand ils ne sauraient plus disputer ! L'idée du danger commun doit donc maintenir dans le coeur la paix et la charité; quant à la manière de reprendre, soit plus vivement soit plus doucement, elle doit se régler sur ce que semble demander la guérison du malade qu'on a entrepris. Aussi bien est-il dit ailleurs : « Un serviteur de Dieu ne doit pas disputer, mais être doux envers tous, capable d'enseigner, patient. » Qu'on ne croie pas toutefois que la patience doive empêcher de reprendre le prochain lorsqu'il s'égare, car if est dit encore : « Et reprendre modestement ceux qui s'éloignent de la vérité 2. » Comment allier ces deux mots : reprendre, modestement, sinon en gardant la douceur dans le coeur, tout en jetant sur la plaie quelque parole vive et pénétrante pour la guérir?
On ne doit pas, me semble-t-il, entendre différemment ce passage de la même Epître « Prêche la parole, insiste à temps, à contre-temps, reprends, exhorte, menace avec toute patience et doctrine 3. » A temps est assurément le contraire de à contre-temps. Or aucun remède ne saurait guérir s'il n'est appliqué à temps. Cependant on pourrait unir les mots autrement et lire : « Insiste à temps, reprends à contre-temps ; » et continuer ensuite : « Exhorte, reprends avec toute patience et doctrine. » De cette manière on semblerait parler à temps; lorsqu'on s'appliquerait à édifier, et on ne se soucierait pas, en réprimant les désordres, de paraître agir à contre-temps, quand on parle à propos pour les malades qu'on veut guérir. De cette manière encore on pourrait rapprocher de ces deux adverbes les deux verbes qui suivent, et dire: « Exhorte, » en insistant à temps ; « menace, » en reprenant à contretemps ; puis en intervertissant l'ordre, les deux substantifs qui viennent immédiatement après
« Avec toute patience, » pour souffrir l'indignation de ceux qu'on réprimande ; « et toute doctrine, » pour relever les affections de ceux que l'on édifie.
Toutefois, lors même qu'on lirait ces mots comme on les lit le plus ordinairement et comme si l'Apôtre avait écrit : « Insiste à temps, » et si tu ne gagnes rien, « à contre temps; » jamais on ne doit se départir pour soi-même de l'occasion convenable, et à « contre-temps » signifiera simplement qu'on paraît importun à celui qu'on corrige et qui n'entend pas volontiers ce qu'on lui reproche, bien qu'on sache soi-même que la réprimande se fait à temps et qu'on l'aime, qu'on prend soin de son salut avec un cœur plein de douceur, de retenue et de charité fraternelle. Combien n'y en a-t-il pas qui songeant ensuite à ce qu'on leur a dit, à la justesse des reproches qui leur ont été adressés, se reprennent plus fortement et plus sévèrement eux-mêmes ! Ils paraissaient irrités en s'éloignant du médecin; mais l'énergie de sa parole les pénétrant jusqu'à la moëlle des os, ils se trouvent guéris. Or ils ne le seraient pas, si pour traiter un malade dont les membres se gangrènent, nous attendions qu'il nous demandât de bon cœur de porter sur lui le fer ou le feu. Tout en agissant en vue d'une récompense terrestre, les médecins du corps n'attendront pas toujours ce moment eux-mêmes. Est-il beaucoup de malades qu'ils ne doivent lier avant de leur appliquer soit le feu soit le fer ? N'en est-il pas moins encore qui' se laissent lier volontairement. La plupart en effet résistent, ils crient qu'ils préfèrent la mort plutôt qu'une guérison obtenue par ces moyens; on n'enchaîne pas, moins tous leurs membres, en leur laissant à peine la liberté de la langue ; puis sans consulter leur volonté propre ni celle du. malade qui se débat, mais les prescriptions de l'art, ces médecins travaillent sans que les cris ni les injures du patient puissent émouvoir leur coeur, ni arrêter leur main. Et des ministres qui sont chargés d'exercer une médecine toute céleste, ne veulent regarder qu'au travers d'une poutre haineuse la paille qui est dans l'oeil de leur frère 4, ou bien ils trouveront plus supportable la mort de ce pauvre pécheur, que quelque parole d'indignation proférée contre eux ! Ah ! il n'en serait pas ainsi, si pour guérir l'âme d'autrui notre âme était aussi saine que le sont les mains des médecins qui opèrent sur nos membres.