6.
« Chaque jour il est pris de pitié et il prête1». Le mot latin foeneratur peut se dire de celui qui prête et de celui qui reçoit en prêt. Il serait plus clair pour nous de dire: Il prête, fœnerat. Que nous importe ce qu’en diront les grammairiens? Il vaut mieux me mettre à votre portée avec un barbarisme, que d’être si disert, pour vous laisser dans le désert. Donc ce juste « est chaque jour pris de pitié, et il prête ». Mais que les prêteurs ne s’en réjouissent point. De même, en effet, qu’il y a pain et pain, nous trouvons aussi prêteur et prêteur ; afin que nous découvrions totalement le toit pour arriver à Jésus-Christ. Je ne veux point que vous soyez prêteurs; et si je ne le veux point, c’est que Dieu lui-même ne le veut point. Car si je le défends seul, et que Dieu le permette, agissez, prêtez; mais, si Dieu ne le veut point, j’aurai beau le vouloir, celui qui le ferait courrait à sa perte. Comment savoir que Dieu ne le veut point? Il est dit ailleurs: Le juste « n’a point donné son argent à usure2 ». Et tous les prêteurs, ce me semble, comprennent combien l’usure est un crime détestable, odieux , exécrable. Et pourtant, moi qui vous parle, ou plutôt Dieu que nous adorons, et qui vous défend de prêter à usure, vous ordonne ailleurs de prêter à usure; il vous dit: Prêtez à Dieu avec usure. Tu as de l’espérance en prêtant à un homme, et tu n’en aurais pas en prêtant à Dieu? Si tu as prêté ton argent à usure, c’est-à-dire si tu l’as confié à un homme dont tu espères retirer plus que tu n’as donné, non pas ton argent seulement, mais quelque chose de plus que tu n’as prêté, soit en froment, soit en vin, soit en huile, soit en toute autre denrée; si, dis-je, tu espères plus que tu n’as donné, tu es usurier, et en cela tu es plus blâmable que louable. Comment donc faire, me diras-tu, pour tirer un certain profit d’un prêt? Vois ce que fait le prêteur à usure. Il veut assurément donner moins et retirer plus; fais de même donne peu, et reçois plus. Vois les proportions larges que prendra ton usure. Donne les biens temporels et tu recevras ceux de l’éternité; donne la terre, tu recevras le ciel. Mais à qui la donner? me diras-tu peut-être. Voilà Dieu qui se présente, pour que tu la lui prêtes à usure, lui qui te défendait l’usure. Ecoute dans l’Ecriture comment tu prêteras au Seigneur: « Celui-là prête à usure au Seigneur», est-il dit, « qui a pitié du pauvre3 ». Assurément Dieu n’a pas besoin de toi, mais un autre en a besoin. Ce que tu donnes à l’un, l’autre le reçoit pour lui. Car le pauvre n’a rien à te rendre; il le voudrait faire, mais il ne trouve rien; il ne lui reste que la bonne volonté de prier pour toi. Or, un pauvre qui prie pour toi, semble dire à Dieu: Seigneur, j’ai fait un emprunt, soyez ma caution. En ce cas, si le pauvre n’est pas solvable , tu auras dans Dieu une belle garantie. Voilà que Dieu te dit dans les Ecritures : Donne sans crainte, c’est moi qui suais caution. Que disent ordinairement les hommes qui garantissent? Quel est leur langage? C’est moi qui vous le rendrai, c’est moi qui reçois, c’est à moi que vous le donnez. Croyez-vous que Dieu vous dise aussi: C’est moi qui reçois, c’est à moi que tu donnes? Oui, assurément, si le Christ est Dieu, comme je n’en doute pas, lui qui a dit: « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». Et comme on lui demandait : « Quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim? » afin de nous montrer qu’il est réellement caution pour les pauvres, qu’il répond pour tous ses membres, car il est le chef et eux sont les membres, et ce que reçoivent les membres, le chef le reçoit aussi: «Ce que vous avez fait au moindre de ceux qui m’appartiennent », répond-il, « c’est à moi que vous l’avez fait ». Courage donc, usurier avare, vois ce que tu as donné, vois ce que tu recevras. Si tu n’avais donné qu’une modique somme d’argent, et que l’emprunteur te donnât pour cette modique somme une magnifique villa d’un prix bien supérieur à l’argent que tu as donné, quelles actions de grâces tu lui rendrais, quelle joie serait la tienne ! Ecoute quel domaine va te donner ton emprunteur: «Venez, bénis de mon Père, recevez », quoi? ce que vous avez donné? Oh! non. Vous avez donné des richesses terrestres, qui se seraient rouillées en terre, si vous ne les aviez prêtées. Qu’en eussiez-vous fait si vous ne les eussiez données? Ce qui devait périr dans la terre, se conserve dans le ciel. C’est donc ce dépôt conservé que nous devons recevoir. C’est votre mérite qui est conservé, et c’est ce mérite qui est votre trésor. Vois, en effet, ce qui va t’échoir: « Recevez le royaume qui vous été préparé dès l’origine du monde». Quelle parole, au contraire, entendront ceux qui n’ont rien voulu prêter? « Allez au feu éternel, préparé au diable et à ses anges». Et que faut-il entendre par ce royaume? Ecoutes ce qui suit: « Ceux-ci iront au feu éternel, et les justes dans la vie éternelle4 ». Voilà ce qu’il faut ambitionner, ce qu’il faut acheter, ce qu’il faut acquérir par des usures. Celui qui vous tend la main sur la terre, c’est le Christ qui règne dans les cieux. Voilà comment prête le juste : « Tout le jour il est pris de pitié, et il prête à usure ».