CHAPITRE VII.
LES MOTS AMOUR ET DILECTION SE PRENNENT INDIFFÉREMMENT EN BONNE ET EN MAUVAISE PART DANS LES SAINTES LETTRES.
On dit de celui qui ale ferme propos d’aimer Dieu et d’aimer son prochain comme lui- même, non pas selon l’homme, mais selon Dieu, qu’il a une bonne volonté. Cette bonne volonté s’appelle ordinairement charité dans l’Ecriture sainte, qui la nomme aussi quelquefois amour. En effet, l’Apôtre veut que celui dont on fait choix pour gouverner le peuple aime le bien1; et nous lisons aussi dans l’Evangile que Notre-Seigneur ayant dit à Pierre : « Me chéris-tu2 plus que ne font « ceux-ci ? » Pierre répondit : « Seigneur, « vous savez que je vous aime » Et le Seigneur lui ayant demandé de nouveau, non pas s’il l’aimait , mais s’il le chérissait3, Pierre lui répondit encore : « Seigneur, vous savez que je vous aime ». Enfin, le Seigneur lui ayant demandé une troisième fois s’il le chérissait, l’évangéliste ajoute : « Pierre fut contristé de ce que le Seigneur lui avait dit trois fois : M’aimes-tu ? » Et cependant le Seigneur ne lui avait fait la question en ces termes qu’une seule fois, s’étant servi les deux autres fois du mot chérir. D’où je conclus que le Seigneur n’attachait pas au mot chérir (diligere) un autre sens qu’au mot aimer (amare). Aussi bien Pierre répond sans avoir égard à cette différence d’expressions : « Seigneur, vous savez tout; vous savez donc bien que je vous aime4».
J’ai cru devoir m’arrêter sur ces deux mots, parce que plusieurs imaginent une différence entre dilection et charité ou amour. A leur avis, la dilection se prend en bonne part et l’amour en mauvaise part. Mais il est certain que les auteurs profanes n’ont jamais fait cette distinction, et je laisse aux philosophes le soin de résoudre le problème. Je remarquerai seulement que, dans leurs livres, ils ne manquent pas de relever l’amour qui a pour objet le bien et Dieu même5. Quant à l’Ecriture sainte, dont l’autorité surpasse infiniment celle de tous les monuments humains, nulle part elle n’insinue la moindre différence entre l’amour et la dilection ou charité. J’ai déjà prouvé que l’amour y est pris en bonne part; et si l’on s’imagine que l’amour y est pris, à la vérité, en bonne et en mauvaise part, mais que la dilection s’y prend en bonne part exclusivement, il suffit, pour se convaincre du contraire, de se souvenir de ce passage du Psalmiste : « Celui qui chérit (diligit ) l’iniquité hait son âme », et cet autre de l’apôtre saint Jean : « Celui qui chérit le monde (si quis dilexerit), la dilection du Père n’est pas en lui6 ». Voilà, dans un même passage7, le mot diligere pris tour à tour en mauvaise et en bonne part. Et qu’on ne me demande pas si l’amour, que j’ai montré entendu en un sens favorable, peut aussi être pris dans le sens opposé; car il est écrit « Les hommes deviendront amoureux d’eux-mêmes, amoureux de l’argent8 »,
La volonté droite est donc le bon amour, et la volonté déréglée est le mauvais, et les différents mouvements de cet amour font toutes les passions. S’il se porte vers quelque objet, c’est le désir; s’il en jouit, c’est la joie; s’il s’en détourne, c’est la crainte; s’il le sent malgré lui, c’est la tristesse. Or, ces passions sont bonnes ou mauvaises, selon que l’amour est bon ou mauvais. Prouvons ceci par l’Ecriture. L’Apôtre « désire de sortir de cette vie et d’être avec Jésus-Christ9 ». Ecoutez maintenant le Prophète : «Mon âme languit dans le désir dont elle brûle sans cesse pour votre loi10». Et encore : « La concupiscence de la sagesse mène au royaume de Dieu11 ». L’usage toutefois a voulu que le mot concupiscence, employé isolément, fût pris en mauvaise part. Mais la joie est prise en bonne part dans ce passage du Psalmiste : « Réjouissez-vous dans le Seigneur; justes, tressaillez de joie12 ». Et ailleurs : « Vous avez versé la joie dans mon coeur13 ». Et encore : « Vous me remplirez de joie en me dévoilant votre face14 ».Maintenant, ce qui prouve que la crainte est bonne, c’est ce mot de l’Apôtre : « Opérez votre salut avec crainte et frayeur 15». Et cet autre passage : « Gardez-vous de viser plus haut qu’il ne convient, et craignez 16». Et encore: «Je crains que, comme le serpent séduisit Eve, vous ne vous écartiez de cet amour chaste qui est en Jésus-Christ17 » Enfin, quant à la tristesse que Cicéron appelle une maladie18 et que Virgile assimile à la douleur en disant: « Et de là leurs douleurs et leurs joies19 », peut-elle se prendre aussi en bonne part? c’est une question plus délicate.
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I Tim. III, 1-10. ↩
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Le latin dit : « As-tu pour moi de la dilection (diligis me) P ↩
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Toujours la même opposition entre amo et diligo, amor et dilectio. ↩
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Jean, XXI, 15-17. ↩
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Voyez le Phèdre et, dans le Banquet, le discoura de Diotime. ↩
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Ps. X, 6. ↩
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I Jean, IX, 15. ↩
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II Tim. III, 2. ↩
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Philipp. I, 23. ↩
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Ps. CXVIII, 20. ↩
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Sag. VI, 21. ↩
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Ps. XXXI, 11. ↩
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Ps. IV, 7. ↩
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Ps. XV, 11. ↩
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Philipp. II, 12. ↩
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Rom. XI, 20. ↩
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II Cor. XI, 3. ↩
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Tusculanes, livre III, ch. 10 et ailleurs. ↩
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Enéide, livre VI, v. 733 ↩