CHAPITRE II. COMMENT DIEU PEUT AVEUGLER LES ESPRITS.
Augustin. Nous entendons ordinairement parler de deux dieux dans vos discussions. Après l'avoir d'abord nié, tu as fini par: en convenir un moment après, et comme pour justifier ce langage, tu cites ce mot de l'Apôtre : « Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles ». Mais ce passage, la plupart d'entre nous l'entendent en ce sens que c'est le vrai Dieu qui a aveuglé les esprits des infidèles. Après avoir lu : « En quoi Dieu », ils suspendent la prononciation, puis ils continuent : « De ce siècle a aveuglé les esprits des infidèles ». Si tu n'admets pas cette manière de lire, et que, pour expliquer ce passage, tu changes ainsi l'ordre des mots : « En quoi Dieu a aveuglé les esprits des infidèles de ce siècle », tu retrouveras le même sens que dans l'autre manière de lire. Car l'opération en vertu de laquelle les esprits des infidèles sont aveuglés, peut, sous certain, rapport, s'attribuer au vrai Dieu. Il agit alors par justice et non par méchanceté, comme le même Paul le dit ailleurs : « Dieu est-il injuste d'envoyer sa colère[^1]? » Et en un autre endroit « Que dirons-nous donc? Y a-t-il en Dieu de l'injustice? Nullement. Car il dit à Moïse : J'aurai pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde ». Après avoir d'abord posé ce principe incontestable qu'il n'y a point d'injustice en Dieu, faites attention à ce qu'il dit peu après: « Que si Dieu voulant manifester sa colère et signaler sa puissance, a supporté avec une patience extrême les vases de colère propres à être détruits, afin de manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés pour la gloire, etc.[^2] » Certes, il est impossible ici de dire que le Dieu qui manifeste sa colère et signale sa puissance sur les vases propres à être détruits, est autre que celui qui manifeste ses richesses sur les vases de miséricorde. L'enseignement de l'Apôtre prouve donc que c'est le seul et même Dieu qui agit dans ces deux cas. C'est ce qui lui fait dire encore : « Aussi Dieu les a livrés aux désirs de leurs coeurs, à l'impureté, en sorte qu'ils ont déshonoré leurs propres corps en eux-mêmes » ; puis peu après : « Et comme ils n'ont pas montré qu'ils avaient la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à un sens réprouvé[^3] ». Voilà comment le Dieu vrai et juste aveugle les esprits des infidèles. Jamais, dans ces textes de l'Apôtre que je viens de rapporter, on n'a vu un autre Dieu que celui qui a envoyé son Fils, lequel Fils nous dit: «C'est pour juger que je suis venu dans ce monde, afin que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles[^4] ». Ici les esprits des fidèles voient assez comment Dieu aveugle les esprits des infidèles. Il se passe d'abord quelque chose de secret dans le mystère, sur quoi Dieu exerce son jugement souverainement juste, pour aveugler les esprits des uns et éclairer ceux des autres : car c'est de lui qu'on a dit avec la plus parfaite vérité : « Vos jugements sont un profond abîme[^5] ». Et c'est devant ces impénétrables profondeurs que l'Apôtre frappé d'étonnement s'écrie : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles ! etc.[^6] »
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Rom. III, 5.
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Id. IX, 14, 15, 22, 23.
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Id. I, 24, 26, 28.
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Jean, IX, 39.
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Ps. XXXV, 7.
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Rom. XI, 33.